Films

Le ruban blanc

Ruban blanc et chemises brunes

Si l’on se fie aux propos de Michael Haneke, son dernier film ne traite pas spécifiquement de la genèse du totalitarisme nazi. Et le cinéaste de préciser dans une interview accordée à l’Express que l’«on pourrait imaginer un film équivalent aujourd’hui dans un pays musulman tenté par le fanatisme. Comprendre par quel mécanisme une idée, bonne a priori, devient une idéologie qui exclut tout le reste et devient menaçante. » Oui je sais, le « bonne a priori » fait  un chouia tiquer, s’agissant du corpus auquel s’adossent le nazisme et l’islamisme, qui l’un comme l’autre se fondent sur l’inégalité auto-proclamée et la domination d’une race sur une autre, d’un sexe sur un autre, et sur la négation absolue de l’individu-sujet. Sachant que le nazisme est historiquement une spécificité austro-germanique, sachant aussi que Haneke est autrichien, faut-il considérer cette expression malheureuse comme une simple maladresse ? Bref.

Que penser par ailleurs de l’incipit du film, indiquant en lettres gothiques qu’il y est question d’« une histoire allemande d’enfants » (et non d’une histoire d’enfants allemands comme on pourrait s’y attendre) ? Que penser encore du choix de Haneke de ne pas faire traduire cette introduction, au prétexte que la compréhension devait en être réservée aux seuls germanophones ?
Les intellectuels et artistes allemands d’un certain âge, les autrichiens qui ont vu naître Hitler sont tenaillés par une obsession de repentance, cultivée avec le sérieux qui caractérise leur Volksgeist : pourquoi le nazisme et pourquoi  précisément chez eux ? Haneke, qui prétend déroger à cette tradition nationale, prouve pourtant par ce film qu’il s’y inscrit. Quel motif (que nous tenterons de circonscrire de nos petits doigts de fée) entre ici en jeu ?

Ruban blanc et pédagogie noire

Le film est avant tout une merveille visuelle en noir et blanc, une série souverainement enchaînée de tableaux de Hammerschoi. La filiation formelle est évidente et extrêmement efficace. S’aider d’oeuvres qui ont su en capter l’essence visuelle de leur temps permet d’éviter le piège de la reconstitution historique fondée sur l’accumulation d’accessoires d’époque.
Ces images magnifiques, magistrales, mettent en scène les thèses de la psychologue suisse Alice Miller, laquelle a notamment créé le concept de « pédagogie noire ». La dite pédagogie désigne l’éducation allemande (européenne ?) du 19ème siècle fondée sur les châtiments corporels, éducation répressive et rigide frappant d’interdit tout expression d’affectivité et de spontanéité envers et chez les petizenfans. Un dressage à la schlague qui aurait ainsi produit un Hitler, un Staline et tout un tas de petits persécuteurs en puissance, surdéterminés par leur condition d’anciens enfants battus.

Il se trouve que les thèses un peu simplistes (pour ne pas dire simplettes) et surtout très répétitives de Frau Miller plaisent énormément aux Allemands. Ce n’est pas un hasard. Elles leur offrent trois  avantages, proposant à la fois une explication pas trop compliquée à leur abjection passée, le remède-miracle pour ne plus jamais y succomber (surtout ne pas fesser son mioche, sous peine de le transformer en psychotique sanguinaire), et une forme implicite de dédouanement.
Car, si les Allemands et les Autrichiens ont adhéré avec tant d’enthousiasme au nazisme, voyez-vous, ce n’était pas vraiment de leur faute : c’était de celle de leurs parents, eux-mêmes victimes d’une éducation mal conçue. Puisque le ventre-toujours-fécond-de-la-bête est censé s’être nourri aux mamelles de l’autorité, de l’interdiction et de la punition, il suffirait en toute logique d’éradiquer ces dernières pour que règnent la paix et la concorde, pour que disparaissent à jamais tous les psychotiques de l’univers entier et tous les tortionnaires. Praktish, nein ?
La question de l’origine de ce sadisme éducatif, Frau Miller en revanche ne la pose pas.

((interlude caustique))

Allez, remercions tout de même la dame psychologue : grâce à elle, nous n’avons pas de second Hitler, mais des générations d’enfants allemands dénazifiés, avachis et tronches à claques.

C’est la fête au village

Bref, venons-en au film, qui se fonde très exactement sur la sus-décrite idéologie.

Nous sommes en 1917, dans un village de Prusse. L’église luthérienne et le seigneur local déterminent absolument la vie des habitants, asservis à un système quasi-féodal. Les saisons passent, de la neige aux moissons, les paysans suent sang et eau dans des champs qui ne leur appartiennent pas. Une série d’incidents étranges se produit, dont il faut vite admettre qu’ils ne peuvent être dus qu’à la malveillance : le docteur tombe de cheval à cause d’un câble tendu devant chez lui, un enfant est retrouvé battu, un bébé est retrouvé la fenêtre ouverte en plein hiver, etc. L’histoire est dite en voix off par un l’ancien l’instituteur du village, vieil homme qui prévient d’emblée le spectateur des failles de sa mémoire, des lacunes que présente l’histoire qu’il va raconter. Y aurait-il dans ce préambule, plutôt que de la sénilité, une part de résistance à se remémorer le passé ?
Haneke explore l’intérieur de chaque famille-clé du village, du pauvre paysan au régisseur du château, en passant par le docteur, le baron lui-même et le pasteur. Tous les échelons des dominants et des dominés, de la hiérarchie qui structure la société du lieu sont scrutés. La violence vient des dominants et se répercute à l’intérieur des familles : le paysan économiquement soumis à son seigneur perdra sans broncher sa femme dans un accident qui aurait pu être évité. En revanche, il  tartera violemment son fils qui, inexplicablement doué d’un embryon de conscience de classe, a vengé la mort de sa mère par le saccage du potager seigneurial.

Violence foncière

Coexistent donc au village une violence économico-sociale fondée sur la propriété foncière agricole (le baron possède les terres et s’enrichit en exploitant la force de travail des journaliers) et une violence intra-familiale qui en est un des effets collatéraux. La violence des pauvres semble en effet être due en grande partie aux conditions matérielles de dépendance qui les lie au baron. Chez les dominants au contraire, la violence est première, directement initiée par eux : le pasteur,  particulièrement terrifiant, dresse ses gosses à coups de fouets, de confessions forcées, de sermons culpabilisants et d’humiliations. L’homme, paranoïaque, entend contrôler par la terreur la vie intérieure et les pulsions de ses enfants qui n’ont alors d’autres possibilités que de devenir pervers. Le personnage de sa fille Klara est à ce titre exemplaire, qui dès qu’elle apparaît à l’écran suscite un grand malaise, malgré (ou à cause de) son apparente politesse formelle.
On le voit, le propos est d’inspiration marxiste, placé sous les auspices du matérialisme historique : ce sont bien les reliquats du système féodal (qui ne sont jamais que l’expression des rapports de classe pré-capitalistes) et la religion (le personnage du pasteur) qui entraînent la violence dont les enfants sont victimes et en fait à leur tour des bourreaux. Le mal serait donc lié à une façon perverse d’éduquer ses enfants, éducation elle-même déterminée par les rapports de classe, par l’opposition économique entre dominants et dominés, et par les fumigations aliénantes de l’opium luthérien. Soit.

Au village, les rapports de domination s’exercent aussi entre les sexes : les hommes, pulsionnels et tout puissants, sont incestueux et pervers, les femmes sont soit des proies du désir masculin susceptibles d’être violées à tout moment, soit des bobonnes effacées subissant le joug conjugal. Des victimes, donc. Le seul personnage échappant à ce destin est la sage-femme, qui le paie au prix fort : complètement avilie par son amant, elle est en outre mère célibataire d’un enfant handicapé mental. Elle disparaîtra du village sans aucune explication. Ce que décrit Haneke est sans le moindre doute une réalité avérée : la paysannerie européenne d’avant-guerre était effectivement très « proche de la nature » comme on dit, donc de la pulsion ; le sort des femmes et des enfants, bêtes de labeur menacées par l’inceste et le viol n’avait rien de ce cliché glamoureusement écolo qu’aiment tant à évoquer certains.

La force d’Haneke est de traduire cette violence omniprésente en ne la montrant pas : il use du hors champ, du détail. Un tressaillement de la fille du docteur lorsque celui-ci lui demande son âge et lui dit qu’elle ressemble à sa mère décédée laisse entrevoir l’inceste. La résistance inattendue de la fiancée de l’instituteur lorsqu’il veut l’emmener pique-niquer indique la peur du viol. Nous entendons les cris des enfants du pasteur, fouettés, tandis qu’un long plan fixe montre une porte close.

Pourtant, il ne faut pas l’oublier, il est question du mal, et du mal perpétré par des enfants. Le mal est-il vraiment réductible à une analyse marxisante des rapports sociaux, n’est-il que la conséquence logique de la domination économique ou sexuelle ? Est-il le simple effet d’une « pédagogie » maltraitante (dont on pourrait d’ailleurs se demander à quelle souterraine source elle s’abreuve) ? Les enfants sont-ils par essence des victimes ? Anna, fille du docteur, pour consoler son frère, lui propose doucement de « découper des insectes vivants, comme hier ». Précisons qu’elle est par ailleurs extrêmement gentille, qu’elle est élevée sans violence par la sage-femme, que son père n’a pas encore abusé d’elle. Ciel, y aurait-il donc un sadisme infantile irréductible à toute cause extérieure ?

Freud vs Haneke

Voilà précisément ce qui pose problème, tant chez Alice Miller que chez Haneke qui centre son propos sur la pédagogie noire : la dénégation d’une réalité pourtant visible, qui est celle de l’ambivalence et du pulsionnel infantiles. L’innocence de l’enfant est le cheval de bataille de dame Miller, qui a d’ailleurs rompu avec la psychanalyse qui, la vilaine, postulait l’inverse et osait en outre parler de fantasmes infantiles de séduction. Entendons-nous bien : il ne s’agit en aucun cas de nier la vulnérabilité intrinsèque des enfants, ni les violences réelles que subissent ceux qui sont effectivement battus, violés, mal-aimés, etc. Il s’agit de relever l’évidence : tous les enfants éprouvent à un moment ou à un autre la haine, le désir de frapper, de faire du mal. Ceci de façon endogène.
Réduire l’enfance à un âge d’or de l’innocence est une conception chrétienne et rousseauiste. Vouloir trouver une cause extérieure au sadisme infantile, vouloir montrer les supposés germes du nazisme et exonérer ainsi, d’une certaine façon, les fautifs de leur responsabilité, c’est nier la complexité de l’être humain et circonscrire l’énigme absolue du mal dans de toutes petites limites.
Pourtant, Freud aussi était autrichien et ses livres furent parmi les premiers brûlés par les nazis. Haneke dans Le ruban blanc laisse complètement de côté les théories du maître viennois, pourtant à même de sonder les tréfonds de la psyché, en privilégiant une approche marxiste. Ce choix se défend. Il n’en reste pas moins qu’il est révélateur. Sa réticence ambiguë à admettre avoir fait un film sur les origines du nazisme, sa démonstration centrée sur la pédagogie noire, l’absence volontaire de toute allusion aux juifs (pour un film qui annonce d’emblée « cette histoire explique ce qui suivra quelques années plus tard », il faut quand même le faire !)  témoignent surtout d’une forme de résistance : Haneke, malgré ce qu’il croit, refuse de se confronter au passé proche de son pays. Il faut avouer que la mission, en l’occurrence, est impossible.

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