Films

Parlez-moi de vous.

Pour que je ne parle pas de moi.

Voilà un film que je m’attendais à classer tranquillement dans la catégorie « film du dimanche soir » ; comme quoi, les a priori, des fois, ça trompe énormément. L’histoire, lacrymogène pour pas cher (une star-psy de la radio, quadra et psychorigide, retrouve sa mère qui l’a abandonnée à l’âge d’un an), est traitée par Pierre Pinaud avec une véritable profondeur. Comme il est plaisant de voir traduite à l’écran la réalité, celle qui fait fi des bons sentiments et des illusions !

Claire a organisé sa vie intérieure autour de son abandon (comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement ?), d’une façon à la fois très intellectuelle et très infantile : elle  cherche à comprendre ce rejet fondateur à partir de traces sensibles dont elle s’imprègne et qu’elle veut interpréter pour donner sens à l’incompréhensible : comment une femme peut-elle ainsi  délaisser la chair de sa chair ? Pour cela, il lui faut d’abord approcher Joëlle, sa mère, physiquement et par ce qui la définit « en chair et en os ». Et de se plonger à corps perdu dans les passions maternelles, éminemment popu, entre défilés de majorettes et œuvres complètes de Michelle Torr. C’est une véritable enquête qu’elle mène là, visant à résoudre une énigme essentielle : qui est sa mère pour l’avoir ainsi mise au rebut ?

Twirling-bâton pour se faire battre

Comme elle psychanalyse, sauvagement mais avec succès, ses auditrices, Claire va en toute logique procéder de même avec sa génitrice. Une très belle scène nous la montre regarder une vidéo de majorettes, commentée à la façon freudienne : le jet du bâton argenté, tout comme la bobine du petit- fils de Freud, qu’il fait apparaître et disparaître dans ce que son grand- père appellera le « Fort-da », symboliserait et mettrait en scène la première expérience de séparation d’avec la mère, douloureuse pour tous les humains. La passion a priori bêbête et socialement connotée de sa mère jeune pour les défilés en jupette pailletée et bottines blanches recèlerait donc un sens caché, mais répertorié, annonciateur de son abandon à elle, Claire. Sauf que, sauf que, comme toujours, cette rage à donner du sens aux choses les plus triviales porte un autre nom : l’illusion. Les plus séduisantes des théories masquent à peine la détresse de celui qui s’y accroche, et ne parviennent jamais à rendre compte des motivations de l’individu, irréductibles.

Conne à la radio

La pochette idéologique fournie par l’époque, entre normalité statistique et psypsy- option-résilience, dans laquelle Claire puise désespérément pour percer à jour l’opacité maternelle, est donc d’emblée inutile, si du moins on entend lui donner valeur de vérité. L’histoire qu’elle a passé sa vie à construire, histoire qui n’est même pas la sienne mais celle, supposée, de sa mère, est fausse. Tous les poncifs y passent : l’abandon qui est un don et donc geste d’amour, le refus d’avorter présupposé de sa mère, ses difficultés matérielles, son jeune âge, etc.  Claire a envisagé toutes les hypothèses, à l’exception d’une seule : que sa mère ait pu choisir délibérément et en toute conscience de la laisser aux bons soins de l’Etat. Toute la force du scenario et du film est de donner à cette réalité, insupportable et cruelle, sa véritable place, loin de toutes les fictions que se raconte l’héroïne et le spectateur avec elle. Sa mère s’est débarrassée d’elle alors qu’elle a gardé son frère, né un an plus tard. Sa mère, si elle avait pu, aurait avorté sans l’ombre d’un remords. Sa mère ne confesse aucun regret, aucune pensée pour la petite fille à qui elle avait promis par écrit de revenir.  Sa mère est une beaufette pas très maligne et plutôt antipathique. Claire aurait dû mettre tout son savoir théorique au service de la réalité, et non de ses désirs, en prêtant par exemple attention à un détail qui en dit long : Joëlle, qui n’écoute jamais l’émission qu’anime sa fille et qui ignore sa profession, est pourtant la seule à immédiatement la reconnaître : « On vous a déjà dit que vous aviez la même voix que la conne de la radio ? » lui demande-t-elle. Le cerveau reptilien (ou l’inconscient si on veut le nommer autrement), ne se trompe jamais, contrairement à la raison, seule capable d’illusion.

Mais la violence de l’absence d’amour (chez Joëlle) fait écho à la violence de l’amour (chez Claire). Car ces deux réalités ne s’opposent pas, au contraire, dans la mesure où le rejet maternel, comme l’amour infantile, ne se soucie jamais de l’autre. Pinaud montre d’une façon saisissante la rage qui anime Claire, rage infantile donc impuissante, qui ne connaît aucune morale en déniant à l’autre tout libre-arbitre, tout désir propre.

Loi de la jungle

Une scène, d’une puissance impressionnante (Karin Viard, béni soit ton nom), nous la montre à l’hôpital, devant sa mère alitée sous assistance respiratoire. « Dis-moi que tu m’aimes ! » ordonne-t-elle à plusieurs reprises. Devant le silence maternel, la réaction de Claire est sans appel : si sa mère ne lui dit pas ce qu’elle veut entendre, elle la tuera sans l’ombre d’une hésitation. Ainsi l’amour de l’enfant, que Claire n’a jamais pu dépasser, est-il, tyrannique et dominateur, mortifère s’il ne se confronte pas à la réalité de l’autre. Claire est figée dans une posture affective infantile, archaïque, comme le montre une autre scène, dans laquelle le réalisateur réussit à métamorphoser le Jardin des plantes en une jungle primaire, dans laquelle Claire apparaît calcifiée comme un fossile. Sa mère n’étant pas venue au rendez-vous prévu,  la voilà petit Poucet abandonné et hurlant, régression immédiate à un temps primitif qui, ironie du scenario, se déroule à proximité de la galerie de l’évolution…

Cet impératif sans concessions de l’amour premier, destructeur, n’admet pas la distance psychique. C’est pour cette raison (l’incapacité à psychiquement laisser  l’autre exister hors de soi) que Claire a construit son monde sur une fausse distance, une distance phobique. Si elle ne supporte pas le contact avec le monde et les autres, c’est parce qu’intérieurement, elle est incapable de créer la distance de sécurité nécessaire avec autrui. Dévorer l’autre ou être dévorée par lui, telles sont les deux seules possibilités qui s’offrent à elle…. Pour se protéger elle-même et pour protéger les autres, Claire a donc mis en place une stratégie spécifique : ses « relations » avec autrui sont toutes médiatisées, par la radio évidemment, mais aussi par l’art. Phobique dans sa vie quotidienne, Claire ne se laisse toucher que par les lettres de ses auditrices et par la représentation artistique. Elle est une voix et une oreille à l’écoute d’auditeurs invisibles, elle est un regard bouleversé par des photos d’inconnus. Claire n’est pas un corps de chair, elle ne saisit le monde que par les organes des sens qui impliquent la distance, la vue et l’ouïe. C’est paradoxalement cette distance qui lui permet d’accéder à l’intimité d’autrui. Notons tout de même que ce type de relation ne peut fonctionner que dans un sens : si elle connaît la souffrance intime des autres, personne n’a accès à la sienne. La « relation » mise en place reste éminemment contrôlée, ce qui lui enlève toute dimension affective.

Mais la réalité, faite de hasard, déjoue les plus solides remparts. Il y a bien sûr la rencontre avec Joëlle, puis celle de Lucas, amoureux d’elle, qui vont percer la forteresse,  en la contraignant à se confronter à ce qu’elle dénie, le corps. Lucas l’embrasse, et elle-même s’en prend directement à la vie de sa mère, en la privant d’oxygène. Cette irruption violente de la chair dans le monde qu’elle s’est construit met évidemment à mal ses stratégies. Mais le plus bouleversant pour elle viendra par surprise, d’un lieu qu’elle pensait pourtant absolument sécurisé, la radio. Une auditrice appelle et évoque son enfance dans un foyer de la Dass, enfance éclairée par une compagne de misère qui organisait de fausses émissions radiophoniques, donnant ainsi la parole aux fillettes abandonnées. L’auditrice, qui ne sait pas (quoique…) à qui elle s’adresse, dresse de Claire un magnifique portrait, et lui dévoile sans le savoir (quoique…) la vérité que cette dernière a subie toute sa vie sans la connaître : « Cette petite fille se faisait virer de toutes les familles adoptives » lui dit-elle, « elle le faisait exprès, je crois, parce qu’elle attendait que ses parents reviennent. » La vérité sur soi n’advient que par l’autre, voilà ce que Claire a mis tant de temps à savoir.

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