Films

Les herbes sèches

Par delà bien et mal…

Un village kurde au fin fond de l’Anatolie, un collège, deux professeurs dans la trentaine vivant en colocation. Une jeune femme rescapée d’un attentat qui enseigne dans la ville voisine, peintre et militante. La neige, l’hiver interminable qui passe sans transition à l’été, l’ennui, l’attente d’une mutation vers des cieux plus cléments. Les herbes sèches, dernier film de de Nuri Bilge Ceylan, éveille le spectateur habitué aux réalisations occidentales à une autre dimension, celle de la complexité et de l’inattendu. Gavés de films et de séries et donc de personnages qui, aussi complexes soient-ils, entrent toujours dans une catégorie ou une autre (bien brave mais faible, déphasé, pervers, freak, égoïste, brillant, limité, etc.), nous avons développé une attente infantile envers ces êtres imaginaires, dont nous exigeons sans même nous en rendre compte qu’ils relèvent de telle ou telle typologie, laquelle se double toujours, in fine, d’une dimension ayant trait au bien et au mal, ou pour user de la sémantique ambiante, à la “bienveillance” et à la “malveillance”. Leur degré de morale, et donc leur personnalité, sera fonction des actions et décisions distillées par le scénario. Ainsi, les personnages complexes ne le sont-ils pas vraiment, en réalité, mais bien plutôt mouvants, passant au fur et à mesure du film du statut de brave type à celui de pervers, ou inversement : la grammaire scénaristique et la psyché humaine permettent ces glissements typologiques, lesquels néanmoins s’inscrivent toujours au sein de catégories prédéfinies et stéréotypés.

Les herbes sèches montrent une rupture notable avec cette façon de concevoir les personnages, ouvrant par là même la narration à l’inattendu. Celui-ci, de façon paradoxale, ne relève jamais de la surprise, du retournement dramatique, de l’enchaînement inexorable. L’inattendu au contraire relève de ce qui ne se produit pas :  Samet, qui entretient avec une de ses jeunes élèves une relation privilégiée, se voit accusé par celle-ci de gestes déplacés. Par habitude, le spectateur anticipe un drame à la me too sauce turque, l’engrenage narratif sur fond indémêlable de vérité et de mensonge menant à la mort sociale du jeune professeur. Macache : il ne se passera rien du tout, et c’est ce néant, précisément, qui constitue l’essence de l’imprévisible. Nuray, la jeune femme qui en pince pour Kenan, couchera avec Samet, collègue et colocataire de celui-ci. Par habitude encore, le spectateur anticipe la rupture, amicale ou amoureuse, qui n’adviendront pourtant ni l’une, ni l’autre. Nous ne comprenons pas les motivations des personnages à agir comme ils le font, et c’est en cela qu’il sont authentiquement complexes : la véritable complexité sort des cadres scénaristiques et typologiques, bien plus semblable à la vie que ne l’est la narration, qui doit toujours donner des repères, ne rien montrer ou dire gratuitement, toujours au service de l’histoire racontée. 

La plupart des réalisateurs français, marqués par la Nouvelle vague qui déteste la narration (so bourgeois, so 19ème siècle) ont pour compenser l’absence de celle-ci développé jusqu’à la nausée un maniérisme germano-pratin fondé sur le discours : privés d’histoire, les personnages n’ont plus pour exister qu’un bavassage sans fin ayant trait à la moindre variation de leurs états d’âme, à leurs relations amoureuses et au sens de la vie, confondu en l’occurrence avec celui de leur nombril. La maman et la putain, objet d’un culte toujours en cours, est à ce titre exemplaire. Les herbes sèches, où quasiment rien ne se passe, mais où l’on parle aussi beaucoup, prouve au contraire que le discours peut être passionnant dès lors qu’il ne s’inscrit pas dans un narcissisme psychologisant et la dissection sans fin de son “ressenti”. Les personnages des herbes sèches ne vivent pas grand chose, coincés loin des distractions de la ville. Mais contrairement aux petites créatures languides des films d’auteur de la nouvelle vague ou inspirés par elle, ils possèdent une substance. Ils ont le sens de la dignité, de la dureté, de leur liberté, qu’il convient de défendre tout en intégrant les contraintes de la réalité et de la finitude. En un mot, ils ont le sens de ce qui dépasse leur ego. Ils savent que celui-ci ne présente aucun intérêt en soi, et qu’il n’existe que par les choix que nous faisons et par les actions que nous menons. Loin du tout est possible, loin de la liberté du bon plaisir et de l’épanouissement personnel, Samet, Kenan et Nuray savent chacun à leur façon que la vie se paie au prix fort, celui d’un combat teinté d’amor fati nietzschéen, l’acceptation du destin, bien plus grand que nous, injuste, cruel, parce que ne répondant à aucune autre logique que celle du hasard qui nous a fait naître à tel endroit à telle époque, qui nous a fait vivre un attentat ou une mutation au fin fonds de l’Anatolie. Loin d’être un film bavard, Les herbes sèches rend au Verbe sa véritable profondeur, et avec elle sa dignité.

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