Films

Les misérables

Cet étrange objet du déni

Les misérables, « coup de poing », « électrochoc », « cinéma-guérilla » : de Libé à Valeurs actuelles, les critiques parlant du film de Ladj Ly rivalisent de louanges (et de clichés). Quant aux politiques, dont le rôle ne consiste pourtant pas à commenter les sorties cinéma, ils ne sont pas en reste. Valérie Pécresse se félicite du soutien de la région Ile-de-France à ce « film vrai », Jean-Louis Borloo voit déjà son plan banlieue ressusciter et Emmanuel Macron se dit « bouleversé » par le film, stupéfait d’apprendre l’existence de ces territoires perdus de la République. Voilà qui fera plaisir non seulement à la DGSI chargée de renseigner l’exécutif sur l’état du pays, mais aussi aux habitants prisonniers de cités régies par les caïds et les islamistes : nul doute qu’ils se sentiront moins seuls, désormais. 

Comment un film d’aussi médiocre facture a-t-il pu déclencher telle avalanche d’hyperboles ? Aurait-il échappé aux critiques que le scénario, alors que le film se veut quasi-documentaire, frôle l’invraisemblable ? Des gitans français qui parlent comme des travellers anglais (coucou Snatch !) et installent leur chapiteau au milieu d’une cité, vraiment ?  Quant aux vols de lionceaux dans les « quartiers », s’ils sont en théorie possibles, ils relèvent en pratique du tout-à-fait improbable. Les acteurs, pour la plupart non professionnels, se débrouillent comme ils peuvent d’un texte désespérément laborieux, qui semble parfois proche de la parodie : « Mais qui es-tu pour vouloir mettre le lion en cage ? Sais-tu ce que dit le lion, lorsqu’il rugit dans la savane? Il remercie Dieu ! » énonce sentencieusement un barbu au policier venu récupérer l’animal volé. La mise en scène pour sa part se réduit à un gimmick : filmer la cité en plongée, comme le fait un des personnages du film (joué par le fils du réalisateur) avec son drone. 
Mais trêve de jugement artistique : si le film est important, nous dit-on, c’est parce qu’il donne à voir une réalité ignorée. Ainsi Xavier Lemoine, maire de Montfermeil, écrit-il le 19 novembre dans le Figaro-vox qu’il faut aller voir le film de Ladj Ly « par devoir, afin que nul ne puisse dire: « Nous ne savions pas » ». On croit rêver : avant Ladj Ly, personne n’aurait donc filmé la violence en banlieue ? Ni Jean-Claude Brisseau, ni Mehdi Charef, ni Mathieu Kassowitz ? Quid des reportages et documentaires, nombreux sur le sujet ? Sans compter l’expérience vécue de nombre de Français, puisque le concept de « banlieue » en réalité n’est plus vraiment géographique : les « quartiers » sont aussi dans Paris, territoires de trafic où s’exerce parallèlement la pression islamiste. L’argument documentaire est donc nul et non avenu. 

Pourquoi attribue-t-on des qualités artistiques à un film qui n’en a pas ? Pourquoi faire mine de découvrir une réalité traitée depuis 30 ans par le cinéma et les médias ? Que n’a-t-on pas voulu voir, fondamentalement, dans le film de Ladj Ly ? 
Pour saisir l’objet de la cécité déclenchée par Les misérables, il convient peut-être de se pencher sur le « message » du film, comme aiment à écrire les élèves, c’est-à-dire sur ce que le réalisateur a voulu que l’on en comprenne. Le « message » délivré par Ladj Ly a au moins le mérite de la clarté : la police pratique impunément les « violences » du même nom, la République a disparu (le maire autoproclamé du quartier est un caïd), le salafisme représente la paix et un ordre politico-social en devenir. C’est sur ce dernier élément précisément que chacun s’est aveuglé, ne voyant en Salah le salafiste qu’un archétype de plus, mis par le réalisateur au même niveau que les autres personnages. Or, loin de se moquer de Salah, qui tel maître Yoda pontifie par aphorismes, Ladj Ly le considère comme un sage. La critique a cru trouver dans la dimension caricaturale du personnage une condamnation implicite de l’islamisme. Mais Ladj Ly en l’occurrence ne pratique pas l’humour, comme le confirme l’interview qu’il a donnée à France Inter le 15 mai dernier : « Les islamistes, je ne sais pas si c’est le terme. Les religieux, plutôt. Moi j’habite dans ces quartiers, les religieux ont une place importante. Quand j’entends les médias parler de l’Islam, il y a un décalage total, fou et dangereux. Nous, les religieux qui sont dans le quartier, c’est tout le contraire. Heureusement qu’ils sont là. (…) A la fin du film, le seul qui ne se fait pas maltraiter, c’est Salah le Frère musulman. »
Nulle ambiguïté dans ce discours du réalisateur, qui expose en toute simplicité ce qu’il faut comprendre de son film : les islamistes, création fantasmée des médias, ne sont en réalité que des « religieux », force de résistance à l’oppression policière, force de justice dans le quartier. Le personnage de Salah incarne la norme morale et politique du salafisme, laquelle constitue, en réalité, un idéal souhaitable aux yeux du réalisateur.
Il n’est sans doute pas anodin que Salah le salafiste soit interprété par Almamy Kanouté, membre de la Brigade Anti-Négrophobie (qui a défilé le 10 novembre « contre l’islamophobie » et dont le porte-parole, Franco Lollia, évoque régulièrement la « neurocolonisation » de l’homme noir par l’homme blanc) et fidèle compagnon de route des indigénistes. Ladj Ly, quoi que l’on pense de son talent de réalisateur et de ses opinions, n’avance pas masqué. Reste à comprendre pourquoi critiques et politiques n’ont pas vu ce qui était si clairement montré.

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