Films

Le locataire

Certains films de Polanski expriment un univers étrange, univers d’un sujet psychotique projetant sur le réel ses propres failles. Le locataire, joué par Polanski lui-même, condense tous les éléments de la psychose paranoïaque et restitue sans doute aussi ce que fut le ressenti du réalisateur pendant la guerre, enfant juif errant au cœur de la barbarie nazie, enfant dont la survie ne tenait qu’à la bonne volonté des gens, imprévisible et dont rien ne pouvait garantir qu’elle fût durable.

Scopophilie

Le Locataire aurait aussi bien pu s’appeler Fenêtre sur cour, comme l’atteste le générique, filmé à la Louma : la caméra balaie les pans de l’immeuble, de haut en bas, puis sur les côtés, puis de bas en haut, laissant entrevoir de fugitives silhouettes campées derrière les fenêtres. Avant même que la narration s’installe, le motif du voyeurisme est ainsi visuellement annoncé. Il sera par la suite régulièrement confirmé. Au nouveau locataire, la concierge indiquera ainsi les toilettes collectives, situées en vis-à-vis de l’appartement, et dont la fenêtre sans rideau offre une visibilité parfaite : « Ah, ah, ah, vous pourrez vous rincer l’œil ! », clame-t-elle rigolarde. Plus tard, le locataire Trelkovski découvrira un trou percé dans le mur de son appartement, d’où il extirpera une incisive entourée de coton. Un trou dans le mur, des jumelles et des miroirs qui apparaissent régulièrement dans les film : le motif voyeuriste s’impose.
Mais que pourrait donc voir Trelkovski et que pourrait-il entendre ? De lui ou de ses voisins, qui est le voyeur ? Ceux-ci en effet s’accusent mutuellement de tapage nocturne, se référant par allusions à une sexualité déréglée, par essence perturbatrice. Quant au face-à-face du nouveau locataire et des occupants successifs des toilettes qui le toisent, immobiles et debout, on peut à juste titre supposer que Polanski, se confondant avec son personnage, use ici du procédé onirique d’inversion postulé par Freud : ce serait donc en réalité Trelkovski qui, loin d’être espionné, observerait lui-même des gens non pas immobiles, mais bien en mouvement…

En réalité, c’est l’immeuble en entier qui semble animé par la pulsion scopique, chacun espionnant l’autre sous prétexte de préserver l’ordre et la morale de la maisonnée. Les conversations systématiquement lubriques des collègues de Trelkovski, les allusions des voisins montrent la présence et la puissance de fantasmes liés à la sexualité, d’autant plus prégnants que le film, justement, ne comporte aucune scène de sexe.
Mais ce n’est pas tout car pour faire bonne mesure, la pisse et la merde jouent également un rôle dans le cloaque qu’est l’immeuble de Trelkovski : un de ses collègues urine dans l’évier, une voisine se venge en aspergeant de colique les paillassons de ceux qui ont porté plainte contre elle, le futur locataire lui-même utilise auprès du propriétaire l’argument d’une possible diarrhée pour faire baisser le prix de la reprise. Pipi caca zézette, l’univers du locataire correspond à celui d’un petit garçon, ce qu’exprime visuellement la position de la caméra filmant les personnages en contre-plongée, comme les verrait un enfant. 

Simone Synagogue

Si les murs ont des oreilles et des yeux, si les voisins peuvent vous voir partout où vous êtes, entendre tout ce que vous dites (et surtout ce que vous ne dites pas !), si vous-même pouvez en faire autant, alors il n’y a plus d’intimité, plus d’intériorité. Ou, ce qui revient au même, c’est précisément parce qu’il n’a pas d’intériorité que Trelkovski se sent ainsi constamment traqué par autrui. Comme chez tous les fous, la question de l’intériorité et de l’identité se pose particulièrement pour lui, personnage indéfini, sorti de nulle part. Dès l’abord, la question de l’identité du nouveau locataire est posée à quelqu’un qui ne le connaît pas, Simone Choule, la précédente occupante des lieux, en train d’agoniser à l’hôpital. Pour toute réponse, Trelkovski obtiendra de celle-ci un hurlement bestial jaillissant d’une bouche béante et édentée. De Simone Choule, on ne voit rien, si ce n’est un œil terrorisé et un orifice buccal en forme de plaie. Les bandages qui l’enveloppent font d’elle une momie, entité en soi impossible à identifier. Ce fantôme, cette morte sans visage et sans corps va devenir pour Trelkovski la représentation signifiante de son moi nécrosé, dont il ne peut appréhender lui-même la réalité. Ce double en quelque sorte inversé, puisque à la fois trépassé et femme, présente en fait les caractères de morcellement et de morbidité qui marquent sa propre psyché.
Pour mettre en scène ce processus de dédoublement, Polanski use de la métonymie, par une scène qui annonce et condense l’ensemble du film : Trelkovski se voit dans le miroir de l’armoire, puis disparaît en ouvrant la porte d’icelle, où se trouvent les  robes de feu Simone. Il en sort une, avant que la caméra nous montre la verrière brisée par la chute suicidaire de la morte, tandis que s’égrène le thème musical de Philippe Sarde. Le double fantasmé de Trelkovski prend de l’ampleur au fur et à mesure que sa folie se manifeste, que son intériorité vacillante se délite. La mise en scène traduit ce glissement par l’apparition répétée de reflets dans le miroir, que le locataire scrute de plus en plus avidement, comme si, dans une tentative désespérée, il espérait se voir, enfin, lui et non une entité extérieure. Qu’il contemple son reflet travesti, arborant les vêtements de la morte, ou son reflet « masculin », qu’il soit ou non « devenu » Simone Choule ne change rien à l’affaire : plus sa quête d’identité se ramifie, plus le monde lui devient ouvertement hostile.
Le  « personnage » ou plutôt l’artefact de personnage que constitue Simone Choule et la dimension psychanalytique qui le marque n’empêchent pas d’évoquer une autre figure classique de l’imaginaire yiddisch, celle du dibbouk, âme d’un mort revenu hanter les vivants par vengeance. Et de fait, Simone aurait bien des raisons de se venger de celui qui lui a succédé ! N’a-t-il en son for intérieur souhaité sa mort, condition sine qua non pour obtenir l’appartement ?

Desireless

De Simone, la morte, nous ne savons qu’une chose : elle n’aimait pas les hommes. Ce désir négativement formulé mène nécessairement à s’interroger sur le désir de celui qui se voit comme son double (contraint et forcé par l’extérieur, certes, de son point de vue, mais on sait à quoi s’en tenir sur le point de vue du paranoïaque, parfaitement exact dès lors qu’on l’inverse) : Trelkovski aime-t-il les femmes ? Le fait est qu’il semble être d’une rare passivité en la matière. Stella, qui prendra l’entière initiative de la séduction, sera confrontée au moment de passer à l’acte à un long monologue de son partenaire sur le corps morcelé : s’il perdait un bras, resterait-il lui-même ? Et s’il perdait ses deux bras ? Et s’il perdait sa tête, (effectivement !), disparaîtrait-il alors totalement ? Un tel questionnement, nécessairement, calme l’envie de batifoler : la séduction n’aboutira pas. Parallèlement à l’effet d’absurdité produit par ces questions, s’exprime ainsi une incapacité à symboliser, à se saisir lui-même comme une chair, comme une entité psychique liée au corps certes, mais irréductible à celui-ci. La psyché tient par le désir, et une scène en particulier nous montre que le désir, pour Trelkovski, est indissociable d’ une culpabilité qui le menace de désintégration. Pendant les funérailles de Simone, Polanski restitue les hallucinations dont le locataire est victime, fusillé du regard par un Jésus crucifié qui hurle sa vindicte vengeresse : « Toi, tu pueras comme une charogne lubrique, tu seras dévoré par les vers, etc  etc… » Si ce brave Trelkovski foudroyé par la culpabilité est incapable de désir, il semble tout aussi inapte à accomplir les fonctions biologiques les plus primaires. Les fameuses toilettes, centrales dans l’organisation spatiale et narrative du film, ne lui servent bizarrement à aucun moment. Comme si  rien, jamais, ne sortait de son corps. La seule fois où nous le voyons s’y rendre, c’est à seule fin de vérifier que quelqu’un s’y trouve pour ensuite halluciner sa propre image qui l’observe immobile depuis la chambre qu’il vient de quitter. A-t-il vraiment un corps ? Dès lors qu’il se voit partout, doué du don d’ubiquité, il n’est nulle part, et on peut douter à ce titre qu’il soit lui-même certain d’être de chair et de sang. Il est une silhouette, un reflet désincarné, chez qui l’absence de désir constitue une garantie de survie.

Trelkovski est donc une énigme : déraciné, sans traits particuliers, c’est au sens propre du terme un homme sans histoires et sans histoire. Or, le film se réfère de façon récurrente à l’Egypte ancienne,  au moins autant qu’aux reflets dans le miroir, et d’ailleurs souvent de façon concomitante. Devons-nous croire Polanski, qui explique ces références de la façon la plus anodine, évoquant la passion de Gérard Brach, son co-scénariste, pour l’égyptologie ?  May be, may be.  Admettons aussi qu’un artiste éprouve une aversion certaine envers toute velléité interprétative de son œuvre, forcément réductrice. Il n’est en tout cas pas anodin de présenter un cas de folie en se référant aux hiéroglyphes égyptiens, sachant que Freud considéra très tôt les symptômes hystériques de ses patientes comme des pictogrammes, allant jusqu’à comparer l’hystérie à l’écriture égyptienne. Les rêves, les symptômes, comme les hiéroglyphes, expriment un sens caché qu’il convient de mettre à jour. Le lien entre archéologie, écriture égyptienne et prémices de la psychanalyse, formulé par Freud lui-même, se retrouve dans le film, lorsque Trelkovski hallucine Simone emmaillotée dans des bandelettes, qui peu à peu découvre sa tête  jusqu’à ressembler aux hystériques incantatoires de la fin du 19ème siècle, photographiées à la Salpêtrière. De toutes les silhouettes qui hantent les toilettes de l’immeuble, elle est la seule à bouger, la seule que l’on voie de près, séductrice et provocante. Cette vision sera d’ailleurs suivie du travestissement de Trelkovski, premier signe extérieur de sa folie.
Ce travestissement, pourtant, n’est pas réductible à un trouble de l’identité sexuelle. Il comporte une dimension ludique (lorsque Trelkovski mime un dialogue féminin sur les chaussures qu’il vient d’acheter) et une tentative de reprise en main pour le personnage : ses voisins prétendent le transformer en femme, eh bien soit, il va les devancer ! Ce déguisement a donc aussi valeur de défi, défi qui s’apparente à la transgression carnavalesque et à la tradition théâtrale : l’inquiétante fillette jouée par Eva Ionesco sera déguisée en bouffon du roi, les voisins-persécuteurs deviendront le temps d’une scène des spectateurs enthousiastes, la cour de l’immeuble une salle de théâtre à l’italienne, et Trelkovski, la star attendue par son public. Une star très perfectionniste, puisqu’elle devra s’y reprendre à deux fois avant de réussir son numéro de saut de l’ange….
De l’imaginaire du locataire schizophrène à celui de l’homme de théâtre qu’est aussi Polanski, il n’y aurait donc qu’un pas…

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