Films

Timbuktu

Abderrahmane Sissako lave plus blanc.


Alors voilà : on nous l’a vendu et archivendu, ce film, comme un chef d’œuvre dénonçant la barbarie islamiste, comme un geste puissamment politique, bref, comme du courage en barre. J’ose la question : jusqu’à quand continuera-t-on à mépriser ainsi l’intelligence africaine et de ce fait l’intelligence tout court ?

« Humaniser les bourreaux », wesh.

Car Timbuktu n’est qu’une plate représentation de ce que l’Occident croit connaître de l’Afrique : une série de clichetons en mouvement sur l’âme nomade (ici les nobles Touaregs, immémoriaux et fiers), l’islam authentique (paisible, si justement adapté à l’indolente âme africaine), et une certaine mythologie du désert saharien (laquelle recoupe l’âme à la fois tendre et virile du nomade ci-dessus mentionné). Les islamistes, dont Adberrahmane Sissako rappelle régulièrement à quel point ils n’entretiennent, de près ou de loin, aucun rapport avec le «véritable Islam», sont finalement de braves pimpoï qui fument en cachette, dragouillent, et parlent de Zidane avec la gouaille caractéristique de ceux qui ont grandi à l’ombre des quartiers de France. Ceci pour la dimension humaniste du film. Car, ainsi qu’il le répète en interview, il ne s’agit pas pour le réalisateur de jeter le bourreau avec l’eau du bain. « Humaniser le bourreau », donc.
Il n’y a décidément que les Occidentaux pour gober pareille niaiserie. Et tant pis si ces grandes âmes expriment en réalité, du fait même de leur hauteur de vue, une condescendance implicite envers les africains. Car si les victimes de l’islamisme sauce Boko haram sont bel et bien africaines, tel est aussi le cas de leurs tortionnaires. Pour mieux comprendre, transposons le propos de Timbuktu à l’Europe. Imaginons par exemple un film allemand dont l’intention avouée aurait été d’« humaniser les nazis ». Vous la voyez, maintenant, l’arnaque intellectuelle ?
Pourquoi ce refus de l’universalité du mal ? Les noirs, les arabes, les berbères seraient-ils exonérés de toute possibilité de barbarie, victimes exclusivement, pour toujours et à jamais, persécutés éternels du colon blanc, étrangers de ce fait à toute responsabilité historique ? Or, rien n’est plus humain que l’inhumanité, dont l’animal est bien incapable. « Humaniser les bourreaux » est donc une expression qui n’a aucun sens, si ce n’est peut-être celui, implicite, de ne pas froisser les islamistes sévissant en Afrique sahélienne tout en servant aux Occidentaux la soupe compassionnelle dont ils se repaissent. « Humaniser les bourreaux » revient en réalité à considérer les africains comme des enfants, pulsionnels certes, mais incapables de perversité, pantins vaguement grotesques tombés là par accident, irresponsables et attardés. Il semblerait qu’aux yeux de Sissako, un bourreau authentique ne puisse être africain.

Tapin, tapine (et fais ton film)

Expliquons cela par la très chrétienne culpabilité du blanc, ployant sous la charge de ses méchants ancêtres colonisateurs, expliquons cela aussi par l’ignorance qu’a l’Europe de l’Afrique, et en particulier de l’Afrique noire. La complexité de la situation sur le terrain est soigneusement occultée par un réalisateur qui mise d’emblée (et il a bien raison, comme le prouvent les dithyrambes tous azimuts qui ont accueilli son film) sur la bien-pensance occidentale, elle-même fondée sur l’inculture et, disons-le, le désintérêt de fond pour ce qui se passe là-bas.  Nous avons donc des gentils-gentils, incarnés par une famille hiératique réduite au minimum (un mari, une femme, un enfant), dont on se demande d’ailleurs si le modèle existe vraiment chez les Touaregs, et des méchants-gentils, qui envahissent une mosquée les armes à la main, puis la quittent dès qu’on le leur demande. Bien sûr.

Les relations des arabes aux noirs (les Touaregs du film sont blancs, ce qui ne correspond pas toujours à la réalité), le racisme arabo-berbère qui, bien plus qu’en Europe, existe au Maghreb envers eux (les Touaregs étant à la fois berbères et noirs, pour simplifier les choses), le tribalisme qui fait que les Touaregs ont eux aussi pu s’allier aux islamistes pour des raisons tactiques, l’esclavage, la situation de la femme dans la société traditionnelle, toute cette mosaïque complexe est abolie au profit d’un manichéisme conçu pour plaire aux spectateurs européens.

Il y a sans doute à cela, comme le faisait déjà remarquer Serge Daney dans les années 80, aussi de concrètes raisons économiques : un cinéaste africain ne peut pas faire de films sans passer par les circuits de production et de distribution occidentaux. L’absence en Afrique d’industrie cinématographique, les dictatures et une endémique instabilité politique poussent de fait les talents africains vers l’Europe, où leurs films deviendront ce que l’on appelle des films de festivals, sachant que ceux-ci, à quelques exceptions près ne pourront pas être vus chez eux. Un cinéma d’exilés dans leur propre pays, donc.
Il se trouve malheureusement que prévaut dans le milieu artistique français (et sans doute européen) une certaine image du monde, que pour faire vite, nous dirons être de gauche : a-t-on jamais entendu un cinéaste-auteur se revendiquer de droite (ce qui est assez fou quand on y pense) ? Or, cette position, qui quoi qu’en pensent ses tenants est idéologique et non politique, ordonne de fait certains attendus dont il convient de ne jamais sortir. Producteurs et medias en effet, dont dépendent les réalisateurs, n’apprécient guère ce qui déroge aux présupposés dans lesquels ils baignent et qu’ils considèrent comme des vérités absolues. Ils exècrent ce qui dérange leur entre-soi mental. Voilà donc les réalisateurs africains coincés entre deux impossibilités : celle de dire la réalité (y compris sous forme de fiction), aussi bien chez eux qu’hors de chez eux. Dire que les noirs maghrébins subissent un ancestral racisme de la part des arabes, dire que l’esclavage existe en Afrique et dans le monde arabe, et pas du fait des blancs, dire que l’Islam, c’est tout autant l’islamisme que l’islam traditionnel (car les islamistes finalement ne font rien de plus que de prendre le Coran au pied de la lettre, et leur lecture littérale est aussi légitime qu’une autre), voilà autant de réalités tabou pour qui entend oeuvrer dans la culture en général et dans le cinéma en particulier. Cela, Adberrahmane Sissako l’a bien compris. Et il a filmé en conséquence.

Timbuktu, terre de contrastes

Mais, comme le disait encore le regretté Daney, “ Le cinéma africain sera adulte lorsque l’on dira d’un film africain qu’il est nul ”. Car, si l’on s’en tient strictement à la forme, qu’est-ce qui justifie les cris d’admiration des critiques devant l’esthétique de Timbuktu, sinon là encore une forme de condescendance qui ne dit pas son nom ? Regardons le film : l’absence de mise en scène se dissimule derrière de belles images qui semblent tirées de Géo magazine, les acteurs sont figés, les scènes soi-disant comiques (les enfants jouent au foot sans ballon pour satisfaire aux exigences des nouveaux seigneurs de guerre tout en se moquant d’eux, ah, l’inventivité et l’esprit de dérision du petit peuple africain…) sont d’une navrante platitude. Timbuktu est un film de mauvaise foi, tablant sur l’inculture et la nunucherie européenne. Qu’en dirait le public africain ? Il est très dommage que nous n’ayons pas de réponse à cette question.

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