Films

Douleur et gloire

« Qui chantent les transports de l’esprit et des sens. »

C’est un cliché répertorié qui inaugure le dernier film d’Almodovar, autoportrait filmé du réalisateur : l’artiste, même au faîte de sa gloire, souffre. Aucune partie de son corps en effet n’échappe à la douleur, dos, ventre, tête, poumons, etc. Cette douleur mouvante aux causes insaisissables dont l’autre nom est l’hystérie peut selon Freud, chez quelques élus, motiver la création artistique. Pour autant, on était loin de se figurer Pedro Almodovar en souffreteux chronique. Bref.

Antonio Banderas (Salvador Mallo)

Almodovar est un raconteur d’histoires qui parle ici de lui-même, vieux, seul et endeuillé, immergé dans un passé dont les souvenirs seuls le rattachent encore à la vie. Le réalisateur dans une interview affirmait s’être lancé dans le cinéma par dépit, son désir premier portant sur la création littéraire. Ses premiers écrits l’avaient déçu, racontait-il, ce qui l’avait convaincu de troquer le papier contre la pellicule, la machine à écrire contre la caméra. Almodovar cinéaste par défaut, donc…On peut douter de la véracité du propos, tout conteur étant par nature un grand menteur. (Hein Fellini ?). Cette piste de la confrontation entre littérature et cinéma présente néanmoins l’avantage de pouvoir « lire » Douleur et gloire indépendamment de toute considération psychologisante sur un sujet qui ne s’y prête que trop.
Alors, littérature ou cinéma ? Faudrait-il ressortir du placard la caméra-stylo d’Astruc, qui séparait procédés littéraires et procédés cinématographiques comme s’ils étaient irréductibles l’un à l’autre ? Si Douleur et gloire marche sur la ligne de crête entre écriture et cinéma, c’est par la grâce des images qui en l’occurrence et contrairement à l’expression consacrée dès lors qu’il est question de cinéma, ne sont pas nécessairement en mouvement. Caméra-pinceau, alors ? Oui, car on peut parfois se croire dans un tableau de Hockney porté à son paroxysme. Et non, car les images aujourd’hui se passent de toute matérialité, issues qu’elles sont de la technologie qui leur confère une dimension inédite et produit des effets spécifiques. Il m’a ainsi fallu quelques secondes pour comprendre que les deux créatures flottant dans la piscine que contemple Salvador abruti par la drogue flottaient en réalité sur l’écran géant de sa télévision. Entre la piscine où il s’immerge au début du film et celle qui occupe son écran une demi-heure plus tard, quelle différence aux yeux du spectateur ? Entre la représentation de la réalité (Salvador dans sa piscine) et la représentation de la représentation (l’écran de sa télé montrant deux jeunes filles flottant), il n’y a plus de frontière : l’image par sa dimension et son hyperréalisme écrase ces subtilités et envahit le champ perceptif.
Pour autant, la représentation subsiste, produisant un effet d’étrangeté inédit. Ainsi, lorsque Salvador et Mercedes sont assis devant un mur reproduisant une forêt en automne, copie fidèle du réel qui pourtant, passées les quelques fractions de secondes de confusion du spectateur, ne saurait se confondre avec lui par manque de profondeur. L’étrangeté provient précisément de cet imperceptible décalage temporel, de ces quelques fractions de seconde entre le moment où on voit l’image et celui où on comprend qu’il ne s’agit précisément que d’une illusion sans profondeur, mais terriblement effective.

La modernité par ailleurs produit un type d’images qui n’a aucune prétention à imiter le réel, mais bien plutôt à le formaliser. Les maux multiples dont souffre Salvador et qu’il énumère comme un cv sont tous présentés par des images médicales : monde visuel inédit, univers qui est pure création de la technologie, donc génial au sens premier du terme. Les moyens de montrer l’invisible (l’intérieur du corps, les cellules) existent, devenant indépendamment de leur fonction scientifique et médicale, de nouveaux outils artistiques. A ce titre, il est légitime qu’elles intègrent les images en mouvement du cinéma.

Cinéma entre ciel et terre

Le cinéma dans Douleur et gloire est évoqué de façon très sensorielle, par le biais d’un décor et par celui d’un souvenir olfactif : Salvador enfant vit dans une maison souterraine et troglodyte, camera obscura au sens propre du terme, caverne qu’illumine en son milieu un puits de lumière ouvrant sur le ciel, comme un projecteur de cinéma ou comme un appareil photo inversé. Quant aux séances de cinéma de son enfance, elles restent marquées par le souvenir d’une forte odeur de pisse, les spectateurs ayant l’habitude de soulager leur vessie au pied de l’écran. Mais un souvenir olfactif est difficilement traduisible en images : il sera alors exprimé dans le film par le texte de Salvador, « Addiction ». De façon naturelle, l’écriture prend le relais de l’image lorsque celle-ci ne permet plus de traduire l’univers intérieur, la mémoire sensorielle.

Salvador enfant apprend à lire à Albanil, jeune maçon analphabète. Si l’écriture est pour Salvador une chose sérieuse et exigeante qui ne supporte pas l’à peu près, elle est aussi art visuel, calligraphie : « Ecris les lettres comme si tu les dessinais », conseille-t-il à son grand élève, par ailleurs artiste peintre autodidacte. L’écriture est donc autant signe que motif visuel, aussi bien symbole que dessin. Ce va et vient entre le registre de l’image et celui du langage imprègne la relation entre le maître enfant et l’élève adulte : Albanil qui ne sait pas lire va à son tour apprendre à Salvador, par la simple vision de son corps, le pouvoir terrassant de l’image qui à elle seule peut immédiatement mettre en transe. La leçon est réciproque, de même ses effets : le portrait qu’Albanil a fait de lui plus d’un demi-siècle auparavant, la lettre qu’il lui a écrite au verso du dessin montrent concrètement que l’écriture et l’image sont bien les deux faces d’une même réalité, celle de l’art qui annule le temps et son irréversibilité. Celle qui suscitera la création d’une nouvelle oeuvre cinématographique, comme Douleur et gloire, par exemple. Et le texte qu’a écrit Salvador, Addiction, parole intégrée au film et mise en scène sans artifices visuels, fera pleurer Federico, sujet de la pièce et spectateur ressurgi du passé.  Il n’y a pas la littérature, le dessin, l’image, il n’y a pas de procédés artistiques séparés : tout se répond et l’artiste est celui qui fait feu de tout bois pour parcourir le temps en sens inverse et surmonter la mort.

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