Films

Burning days

Un rêve de sacrifice

Le film d’Emin Alper s’ouvre sur une vision dantesque : autour de Yaniklar, bourg anatolien, se forment d’immenses gouffres, effondrements circulaires suggérant l’accès à un monde souterrain qui pourrait bien être celui des Enfers. Filmée depuis le ciel, la ville devient quant à elle un labyrinthe au sein duquel erre un sanglier ensanglanté, pourchassé par une horde d’hommes hurlant. Les Enfers, le labyrinthe, l’animal sacrifié : autant de motifs qui inscrivent Burning days dans un registre quasi mythologique. Comme l’exposent deux notables, cette traque a valeur de rituel et d’exutoire, bouffée de violence unanimement dirigée vers un seul objet, purge régulièrement administrée permettant à la population de supporter le reste du temps les tensions qui la traversent. On aura reconnu ici la fonction régulatrice du bouc émissaire, victime expiatoire des sociétés primitives, innocente de ce dont on l’accuse, mais désignée à la vindicte et sacrifiée à seule fin de préserver la cohésion d’un groupe que menace l’implosion. 

Emre, procureur récemment nommé à Yaniklar (dont l’excellent interprète, Selahattin Paşalı, rappelle étrangement Delon jeune) entend bien rompre avec le rituel païen en lui substituant l’Etat et la loi. Ce faisant, il compromet l’ordre local, ordre primitif certes, fondé sur le cycle sans fin du débordement pulsionnel et du sacrifice qui y met provisoirement un terme, mais enfin, moyen de régulation tout de même. La loi, expression civilisatrice qui réprime et sanctionne la violence de la horde, peut-elle vraiment contrer celle-ci, dès lors qu’elle constitue le principe même d’un groupe social ? Emre est averti par Murat, journaliste local, de l’anéantissement qui le menace en tant qu’élément exogène et possiblement perturbateur : le lac où il se baigne peut l’engloutir, métaphore de la ville qui, elle aussi, l’entraînera sous la surface du monde réel, au coeur des Enfers dont les dolines, ces abîmes en forme de cercles, forment le vestibule. 

Le basculement va s’opérer lors d’un dîner chez le fils du maire, soirée à laquelle est également convié un ami de ce dernier, scène qui constitue l’axe du film. Pour Emre comme pour le spectateur, ces quelques heures nocturnes, lacunaires, embrumées par l’alcool et sans doute la drogue, marquent la rupture avec la réalité et ses points d’appui cognitifs et psychiques. La descente s’amorce : pendant cette soirée dont Emre n’a perçu qu’une partie, une jeune gitane a été violée. Le film se déroulera alors sous le sceau de l’anamnèse, tentative désespérée du héros pour se remémorer les événements et trouver les coupables. L’anamnèse, ressort narratif, est en effet la condition nécessaire pour que s’applique la justice de responsabilité définie par la loi, là où le rite sacrificiel n’a que faire de l’innocence du bouc émissaire. 
Pourtant, les réminiscences qui parviennent sporadiquement à Emre, loin de l’orienter, complexifient la donne, rendant la situation de plus en plus confuse. Chaque nouvelle image-souvenir, floue, parcellaire, surgit dans le brouillard onirique de sa descente aux Enfers, qu’entrecoupent à peine quelques bribes de retour au réel ici représenté par sa vie professionnelle. Les questions se multiplient, restant sans réponses : a-t-il rêvé ces visions, ou correspondent-elles à ce qui s’est produit ?

D’aucuns ont voulu voir dans Burning days, en accord avec le propos du réalisateur et l’esprit du temps, une métaphore du système Erdogan, une dénonciation du clientélisme et de la corruption qui lui sont liées. Doit-on vraiment prendre pour argent comptant les intentions avouées d’un artiste, dont l’œuvre, pour autant qu’elle mérite son nom, outrepasse inévitablement l’ambition de départ ? La réponse est dans la question… Erdogan n’a inventé ni la corruption ni la démagogie, phénomènes universels et séculaires. Ni vraiment film politique, ni vraiment film policier, Burning days relève plutôt, en grande partie, d’une réflexion anthropologique. Car Emre et Murat, qui compromettent chacun à leur façon la régulation du groupe, vont connaître le même sort que le sanglier, eux aussi traqués, pourchassés par la meute et les mâles alpha locaux. Si le sanglier est en tant qu’animal différent par nature des habitants, Emre et Murat diffèrent de ces derniers par des marqueurs culturels : possiblement homosexuels, célibataires, adopté donc n’appartenant à aucune lignée de sang pour l’un, étranger à la région pour l’autre, ils sont les victimes toutes désignées du sacrifice destiné à préserver la communauté, aux critères de laquelle ils dérogent trop pour ne pas in fine en menacer le fonctionnement. 

Une appréhension strictement politique du film serait par ailleurs indissociable d’un jugement moralisant (la loi, c’est bien, la violence du sacrifice, c’est mal) et de l’idée selon laquelle les victimes, du fait même qu’elles subissent la violence, seraient pures. L’intégrité jusqu’au-boutiste d’Emre ne serait-elle pas, pourtant, aussi le signe d’une hubris vengeresse ? Quelles sont les véritables intentions de Murat ? Quant aux gitans, pour victimes objectives qu’ils soient, ils ne se saisissent pas moins dès qu’elle leur est présentée de l’occasion de faire d’Emre et Murat les nouveaux boucs émissaires de Yaniklar. Le bien et le mal ne sont pas des concepts pertinents en l’occurrence : si on ôte les lunettes idéologiques imposées par l’époque, on remarque que les mécanismes anthropologiques à l’oeuvre s’inscrivent dans une forme primitive d’organisation de la pulsion, et par là même dans l’imaginaire et la pensée magique : la dernière image du film montre Emre et Murat se tenant au mépris du temps et de l’espace de l’autre côté de la doline, ayant miraculeusement échappé à la mise à mort. Image onirique, là encore : Burning days ne serait-il pas avant tout le rêve d’Emre, en même temps que celui du réalisateur ?

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