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Le harem de madame Osmane

Fatale Algérie

« Une maladie des yeux due à la pollution des plages fait son apparition », telle est la phrase qui ouvre Le harem de madame Osmane, premier film de Nadir Mokneche. Prononcée par un suave présentateur radio, elle nous indique qu’une menace de cécité plane sur Alger, élément qui sera repris dans le film et qui est loin d’être anodin. Qu’est-ce donc que l’Algérie ne saurait voir en cette année 1993 ? Elle-même, sans doute.

Meriem (magistralement interprétée par Biyouna), la douce fofolle qui sert de bonne à madame Osmane, déambule en chantant dans les rues d’Alger désertes et rongées par les prémices de guerre civile, remuant du croupion, voluptueusement drapée dans des morceaux de tulle aux couleurs de son pays. Les réactions ne se font pas attendre : « Arrête ce carnaval ! », vocifère le gardien du cinéma devant lequel elle se pavane, ne supportant pas sans doute cette incarnation trop glamour, trop païenne et trop dingue de l’Algérie. Et pourtant…

Si l’Algérie (qui comme l’islam entend être une et indivisible) se réclame d’une identité univoque, elle est dans le déni complet en se posant comme telle. Mme Osmane, ancienne maquisarde qui clame : « Nous sommes tous des arabes ! », ne fait que reprendre un mythe récent, un leurre. Les origines historico-culturelles de la réalité algérienne sont multiples, et le refoulement nécessaire de cette multiplicité (qui cause quelque souci aux politiques entendant  définir une identité uniment arabe) entraîne une conséquence inéluctable : le refoulé est toujours là, vivace et dérangeant. Il ne « passe » pas, ce qui donne à voir des éléments toujours vivants, demeurés en l’état, parce qu’inconscients. Ce qu’expose Nadir Mokneche dans Le harem de madame Osmane, ce ne sont pas tant les soubresauts de l’Algérie moderne que les sédiments toujours actifs de l’Algérie berbère, gréco-latine, juive, chrétienne, bref, anté-islamique. Une population berbère, un millénaire d’empire romain (dont quelques siècles de christianisme zélé), ça vous marque tout de même les esprits et les corps.

Oecuménisme à l’algérienne

Pour rappeler cet héritage non assumé (car refoulé par le discours panarabe), le réalisateur a choisi de tourner la partie centrale du film dans un lieu symboliquement explicite : une église face à la mer, paumée au bout des pistes, transformée en salle des fêtes. A côté, une zaouia,  lieu dédié au culte des saints, reliquats paganistes revus et corrigés par un islam tenu de s’adapter aux traditions locales. L’église est incroyable : s’y tient la fête d’un mariage auquel n’assistent que des femmes. La tradition prévoit certes une séparation des sexes, mais voir toutes ces femmes agglutinées dans un lieu clos tandis que trois mâles dispersés font le pied de grue à l’extérieur crée de fait un effet qui confine au surréalisme. Les musiciens sont sur l’autel, de ce fait transformé en scène, les participantes se tiennent sagement assises sur leurs chaises d’église, massées dans le fond, derrière une piste de danse improvisée. La sacristie (devenue « les toilettes »…) sert de loges où les invitées se changent, mettant leur costume de parade. « Vive les filles d’Alger, le couvre-feu ne nous aura pas !» harangue la mère de la mariée dans l’église. Un décor chrétien pour une cérémonie musulmane, un lieu d’hommes investi par les femmes, un antique marabout où l’on vient prier un saint (et non Dieu) : ça déménage.

On compare souvent Nadir Mokneche à Almodovar, pour des raisons que je ne m’explique pas vraiment et qui sont sans doute assez superficielles. Certes, leurs films parlent d’homosexualité, d’hommes menteurs et lâches, de femmes hystéro et courageuses, de travestis, mais est-ce suffisant pour créer une parenté cinématographique ? Il semble plutôt, que si parenté il y a, en tout cas pour le harem, ce serait davantage du côté de Fellini, seul capable d’avoir rendu l’étrangeté féroce et la démesure de ce monde antique dont nous procédons, ce monde qui combattait le christianisme, ce monde que rien je pense n’évoquera jamais plus merveilleusement que le Satyricon du maître romain. Nadir Mokneche se place lui aussi sous le signe de l’Antiquité, plus spécifiquement de la tragédie grecque, du destin qui inexorablement s’accomplit, comme en témoignent les masques qu’arborent Zohr et Yasmine, référence explicite au masque tragique grec. Zohr Osmane n’est pas tant la moudjahida qui fait advenir le pays à la modernité qu’une version contemporaine de  Médée délaissée par Jason, qui par vengeance tua ses enfants.

Moudjahida en carton

Madame Osmane donc, jouée par Carmen Maura. La terrible, la redoutable madame Osmane, qui cultive une arrogance et un mépris sans relâche envers les humains, a fortiori s’ils ne font pas partie de son milieu, la bourgeoisie algéroise. Ce comportement résulte du métissage de plusieurs données : c’est d’une part la reprise d’une attitude classique de la bourgeoisie française, bien obligée de marquer sa distinction d’avec le peuple par un mépris de classe (contrairement à l’aristocratie, supérieure par naissance,  n’ayant donc pour définir sa valeur nul comportement spécifique à adopter), et d’autre part l’expression d’un goût méditerranéen et arabe pour le rapport de force.
Hélas manque à la dame l’essentiel, la clé de voûte absolue de la femme arabe, le mari. Le sien l’a délaissée pour une française, la plongeant dans une double humiliation et dans la menace d’une déchéance annoncée : une femme seule est un peu comme un bout de viande dépourvu de protection, que l’extérieur aura tôt fait de dévorer des yeux et de la bouche. Car l’outil majeur de la pression sociale dans le monde arabe, c’est ce que le gens voient et ce que les gens disent. Un pas de côté, et on vous envoie illico vous changer dans les toilettes, comme Nadia Kaci la rouquine en fait l’expérience dans le film. D’où l’acharnement de dame Osmane à exhiber à d’invisibles voisins ses capacités à « faire mieux qu’un homme » ; ce qui consiste en clair à se montrer plus chiante que chiante, garde-chiourne, espion parano et rageur, véritable tyran moral régnant sur un tout petit territoire, sa maison dont elle loue les appartements.

Ce  « harem » est comme il se doit composé essentiellement de femmes. Sakina, la fille du dragon Osmane, sera à son insu l’artisan d’une tentative de passage à un système matriarcal, ce qui n’est pas tout à fait la même chose qu’un gynécée : le matriarcat renvoie à la réallité d’un pouvoir exercé par les femmes, alors que le gynécée reste soumis à la loi de l’homme. Tout commence de façon apparemment anodine : Sakina veut se marier et la mère du prétendant est veuve. La demande se fera donc de femme à femme, le père de Sakina voguant sous d’autres cieux. Une telle démarche constitue en soi une subversion de l’ordre social, qui veut que ce soit les hommes qui décident de ce genre de choses.

Mâles partis

Le contexte bien entendu favorise ce dramatique glissement : la guerre civile s’annonce, les hommes sont soit à l’étranger, soit sur le front invisible, soit plus traditionnellement chez leur maîtresse, du moins pour les plus normaux d’entre eux. En tout cas toujours dehors.
Les seuls hommes présents dans l’église sont un coiffeur homosexuel (un homme-femme) et un chanteur aveugle. Cette absence de « vrais » mâles dans les lieux clos préserve certes la vertu des femmes (dont on sait bien qu’un seul regard masculin peut irrémédiablement la détruire..), mais pas seulement. Elle les laisse aussi livrées à leur être-femme, au crêpage de chignon, aux rivalités qu’elles affectionnent tant, et qui toutes tournent autour du mâle : « je suis la favorite, il me préfère, j’ai un homme, tu n’en as pas » et patali et patalo. A l’intérieur les femmes s’étripent en hurlant, à l’extérieur les hommes paradent mitraillette au poing. On a quitté le registre d’une loi sociale injuste (où un sexe domine l’autre) mais efficace, capable de créer et de maintenir l’ordre ; on est désormais dans le registre de la pulsion livrée à elle-même, en soi génératrice de désordre et de folie.
La présence d’un chanteur aveugle dans ce théâtre de femelles est d’une nature particulière, évoquant la cécité d’Oedipe ou celle de Tirésias. Ce dernier, notons-le, subit en outre plusieurs métamorphoses qui font de lui une femme. Les métamorphoses, d’Ovide à Apulée, ne faisaient pas peur aux Anciens. Et le transvestisme, les jeux autour de l’identité sexuelle, les personnages marqués d’une anomalie, du boiteux à l’aveugle, sont des éléments récurrents du paganisme antique. Certes l’aveugle ne verra pas les femmes, mais sa présence dans l’église dans le gynécée confirme la référence à la tragédie grecque : le destin est en marche, même si les personnages l’ignorent.

Le thème du passage d’un sexe à l’autre est présent chez madame Osmane :  Zohr la combattante a pris un nom d’homme (Osmane) et veut conduire son « harem » comme tel,  un travesti « issu d’une famille très bourgeoise » s’épanche à la télé, on prend une petite fille  pour un petit garçon… Tous ces personnages témoignent d’une androgynie physique et psychique, d’un besoin de s’accaparer les signes extérieurs ou symboliques du sexe opposé. Cette plasticité ludique se trouve pourtant en contradiction avec les cadres définis par la société musulmane, cadres stricts et rigides notamment sur la séparation des sexes et sur les rôles à chaque genre dévolus. Il est bien connu que dans le monde arabe, les hommes sont très mec et les femmmes très femme, que les femmes sont dedans et les hommes dehors, que les femmes s’occupent de la famille et les hommes de la société. Que se passe-t-il donc lorsque la souplesse psychique des individus contredit les règles traditionnellement admises ? Ordinairement, on s’en arrange, la société offrant de nombreuses soupapes de sécurité, et une règle d’or : on fait ce qu’on veut, tant que rien ne se voit. Mais en 1993, la jeunesse bourgeoise, occidentalisée, et la jeunesse pauvre, laissée pour compte et sans avenir, ont toutes deux d’autres façons de penser. Les mythologies qui ont animé les génération précédentes n’ont plus cours et la tradition pèse. Le système ne fonctionne plus, et de ce fait se rigidifie de façon morbide.

Zohr, Sakina et le fatum

La demande en mariage passe de femme à femme. Mais venue à la fête rencontrer la mère du fiancé de Sakina, Zohr grince des dents. La prétendante au titre de belle-mère est une tatouée, une berbère descendue de sa montagne, vestige vivant de tout ce que l’Algérie entend refouler. Les tatouages, interdits par l’islam, sont des marqueurs irréversibles d’appartenance ethnique et sociale. La paysanne, très digne, essuiera sans broncher le mépris ricanant des bourgeoises algéroises pendant qu’elle danse, avant de prendre congé. Le mariage bien entendu ne se fera pas. Oui, madame Osmane est plus forte encore qu’un homme, régentant la vie de chaque membre du harem pour marquer son pouvoir : elle séduit le mari de l’une tout en se refusant à lui, décide à la place de sa fille, conseille à sa jeune locataire trompée d’accepter un arrangement à base de bigamie. Mais il n’est pas dit qu’une femme puisse impunément prendre le pouvoir. Elle paiera son arrogance de la mort de sa fille. Comment comprendre les youyous lancés par Biyouna devant le cercueil de Sakina, et sa dernière phrase : « C’est une mariée qui part. » ? Sakina est une victime sacrificielle, une promise à la mort, comme les femmes mariées du film (et d’Algérie ?) sont promises au malheur, trompées, quittées, impuissantes …sauf à avoir la nationalité française, auquel cas elles sont en position de force.
Madame Osmane qui se prend pour un homme a depuis bien longtemps été renvoyée à ses casseroles, remplaçant la valeureuse guerrière par la bourgeoise bon teint, aliénée de tous côtés. Si les deux guerres mondiales ont libéré les femmes européennes, il semble bien que la guerre muette d’Algérie ait fait exactement l’inverse. C’est qu’il s’agit d’une guerre civile entre islamistes et algériens occidentalisés, chacun colonisés à leur façon.

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