Films

The most distance course

Sounds of cinéma

Au cinéma asiatique, je ne connais goutte. Et me voilà à Bruxelles, plongée dans The most distance course, premier film de Lin Jing-Jie, réalisateur taïwanais. Prête à traquer tout ce qui ressemblerait, de près ou de loin, à une forme d’idiosyncrasie cinématographique asiate, culturellement opposable à notre forme d’isiosyncrasie cinématographique à nous, occidentaux. Bien entendu, à peine projetées les premières ombres mouvantes sur l’écran, pfff, toutes mes résolutions ont volé en éclat aux quatre coins de la salle Flagey.

Trois, comme le chiffre.

Un homme va voir une prostituée dans sa chambre d’hôtel ; il lui demande de jouer son propre rôle, celui du client, lui-même endossant par juste retour des choses celui de la jeune femme monnayant ses charmes. Les enjeux, présentés comme thérapeutiques, sont peu clairs, pour nous comme pour la principale intéressée, laquelle d’ailleurs en rigole gaillardement.
Un jeune homme s’éveille en sursaut. Il se rue sur le lieu de tournage d’un film où il doit oeuvrer comme preneur de sons. Il s’est trompé, on a embauché quelqu’un d’autre. Il s’excuse à plat ventre auprès de chacun des gens présents. Il s’éloigne, s’assoit sur un coin de trottoir. Il est secoué entièrement d’irrépressibles sanglots qui contractent son visage comme celui d’un enfant. On pleure avec lui, même si on ne connaît pas ses raisons. On se dit que les acteurs asiatiques ne pleurent décidément pas comme les nôtres.
A Tai pei, une délicate et longiligne jeune fille attend tristement au milieu des cartons qui encombrent son nouvel appartement que son ami lui rende visite. Avant même d’avoir vu celui-ci, on comprend qu’il est marié, qu’elle n’est que sa maîtresse-passe-temps, qu’elle se fait avoir. Elle réduit sa souffrance au silence à coups de gnôle, discrètement avalée. La tenue, toujours, la discrétion, encore.

Cai le dingue. Xiao Tang le preneur de son. Wu Ruoyun la longue jeune fille mélancolique. Ces trois personnages, absolument seuls, vont se rencontrer, c’est-à-dire pour l’essentiel se croiser, se louper, s’échapper les uns les autres. Est-on chez Jacques Demy (est-elle loin d’ici-est-elle à Rochefort-je n’en sais rien encore mais je sais qu’elle existe-son amour c’est ma vie-mais à quoi bon rêver- l’illusion de l’amour n’est pas l’amour trouvé-) ? Est-on chez Claude Lelouch, la-belle-histoire-des-unzédezôtres ? Non, pour des raisons que nous exposerons plus tard et qui concernent certainement des conceptions différentes de l’individu et de l’amour.

Maladie d’amour

La souffrance vive des personnages, nue chez Xiao Tang, étouffée chez Wu Ruoyun, tordue chez Cai, est en quête d’un pharmakon, d’un remède, comme le suggère la première scène à vocation thérapeutique. Car les personnages de Most long distance sont bien malades, atteints du mal d’amour. Amour dont on peut d’ailleurs remarquer qu’il est lui aussi un pharmakon, terme désignant en grec aussi bien le remède que le poison : antidépresseur, et en même temps, substance addictive qui mène le sujet à creuser encore davantage le vide intérieur auquel il prétend échapper.

Cai, le dingue de la première scène, est psychiatre. Les séances de thérapie qu’il met en oeuvre ne semblent pourtant pas apaisantes, ni pour le patient (en l’occurrence une patiente, démolie par l’infidélité de son mari) ni pour lui, réactivant en démultiplié les lésions affectives originelles. Il semblerait bien que la thérapie soit stucturellement empêchée par la dualité relationnelle qu’elle implique. Le jeu de miroir est trop fort, on ne voit que soi en l’autre et réciproquement ; en l’autre on se projette, on déverse sa rage et sa haine. En termes psychanalytiques, le transfert, moteur de la cure, est tenu en échec par le contre-transfert. Le pharmakon ne saurait donc être un quelconque jeu de rôle à vocation pseudo-cathartique, ni la reviviscence du passé, trop douloureux. Mazette ! Pardiousse ! Que voilà donc un bel alignement de tumulus dans le jardin de la psychanalyse.
Ce que le film nous révèle peu à peu sur le remède, c’est que celui-ci ne peut être administré de l’extérieur. Il s’impose en quelque sorte des tréfonds du sujet au sujet lui-même, qui fait un choix sans même s’en rendre compte. Le sujet n’agit pas, il est agi. A ce titre, il n’est plus vraiment un sujet, du moins tel que l’entend la philosophie cartésienne. Est-il alors sujet lacanien de désir ? Pas totalement non plus, même si bien entendu le motif du désir fait nécessairement partie de lui, subissant la souffrance amoureuse. Sans tenter de définir plus avant le statut ontologique des personnages du film, disons simplement qu’ils sont sensibles au son, et que de là viendra leur rémission.

Thérapie sonore

Il se trouve en effet que Wu Ruoyun reçoit des cassettes enregistrées, destinées en réalité à l’ancienne occupante de son appartement. Intitulées “sons de Formose”, ces cassettes faites maison exercent immédiatement sur elle un effet apaisant. En entendant la mer ou le bruit du vent, le visage de Wu Ruoyun laisse pour la première fois un sourire affleurer. Sourire imperceptible comme il se doit, qui l’éclaire totalement. Par ce qu’elle entend, elle quitte son univers qui pue la mort, ses cartons pas défaits, son amant pervers, ses mignonettes de gnôle, son bureau inodore en plastique blanc climatisé. Ces cassettes sont enregistrées par Xiao Tang, qui a décidé de silloner Taiwan pour en recueillir tous les sons. C’est une fidélité désespérée à son ex qui le pousse à prendre ainsi la route et à mettre à exécution un projet qu’ils avaient pensé ensemble. L’ex en question n’est autre, tu l’auras deviné sagace lecteur, que l’ancienne locataire de l’appartement de Wu Ruoyun.

Par delà temps et espace

Faire du son l’objet d’un film, quelle incroyable idée. Car le son n’est pas ici un simple motif, mais bien le fil conducteur de tout le film, qui écrase complètement l’espace, le transcende et l’annule. Une scène, que je pense ne jamais oublier, révèle l’air de rien cette puissance du son, et sa supériorité sur l’image en termes d’illusion.
Nous voyons Xiao Tang et Cai dans la jungle, la nuit réunis autour d’un feu tandis que des aborigènes chantent. Cai se lève, et se dirige vers….un open space, où une jeune femme est assise devant l’écran de son ordinateur. L’incongruité visuelle de la scène (de la jungle à l’open space) n’apparaît pas un instant, pour une raison très simple : elle est masquée par la continuité de la bande sonore, qui occulte la discontinuité visuelle que nous avons pourtant là, devant les yeux. Nous sommes passés, nous spectateurs, de la scène autour du feu à sa restitution sonore qu’écoute Wu Ruoyun claquemurée dans la tour aseptisée où elle s’emmerde dix heures par jour. Et cette restitution sonore, en tout point semblable au son originel, permet un glissement dans l’espace, abolit la distance et rapproche des êtres qui ne se connaissent pas. Elle abolit de ce fait aussi le temps, puisque deux personnes qui ne se sont pas rencontrées se reconnaissent pourtant.

Une autre scène, plus classique, illustre la supériorité effective du sonore sur le visuel. Dans un hôtel où il séjourne, Xiao Tang qui réinvente le voyeurisme en collant des micros cachés dans une chambre voisine, déjoue une tentative d’agression sur Cai. Il terrorise les malfrats sans même se montrer, simplement en leur faisant écouter de sa chambre une de leurs conversations, qu’il a enregistrée. On comprend alors la puissance de ces voix qu’entendent les fous, voix bien plus fortes que les visions, et qui les poussent parfois à faire preuve d’une violence inouïe. La voix est terrifiante lorsqu’elle apparaît de façon inattendue, détachée du corps et de l’image. Elle est terrifiante et transcendante (les deux sont liés), comme en témoignent les discours divins adressés directement aux grands noms des trois monothéismes, Abraham, Moïse, Mahomet (Jésus, fils et incarnation de Dieu, occupant une place à part).

L’être sonore de la modernité

Le son dont il est ici question est un son moderne, enregistré. Ce n’est donc pas tant le son lui-même, voué à disparaître sitôt émis, que le son archivé, retenu sur un support quelconque, dans sa texture même. Car si l’écriture retient le contenu du discours, et dans une certaine mesure sa forme, elle ne peut en aucun cas en retenir la texture sonore. Une transcription écrite est une métaphore, un transport d’un registre à un autre, du son à l’écriture, laquelle de par sa nature conceptuelle et langagière ne peut intrinsèquement pas rendre compte de la dimension acoustique. Comment restituer le bruit du vent ou celui de la mer, voire les sons des chants aborigènes ?
Les lettres sonores qu’envoie le jeune preneur de son à son ex témoignent donc d’une réalité : la technologie constitue de fait une sortie de l’écriture et l’invention d’un art nouveau, tout comme la technique de la fin du 19ème siècle a permis l’éclosion du cinéma, qui sans cela n’aurait pas vu le jour. Ces lettres sonores déclenchent par ailleurs mouvement et action : Wu Ruoyun plaque son bureau et son travail pour découvrir les lieux où les enregistrements ont été faits. L’espace est reconnu et réinvesti en fonction des traces sonores restituées par les cassettes, qui doivent coïncider avec les sonorités qu’elle entend une fois sur place. La coïncidence, qui n’advient qu’une fois (et ce n’est pas par hasard qu’il s’agisse de sons exclusivement naturels), provoque chez la jeune femme une joie sans mélange : elle est là où un autre a été. Parallèlement, elle sait bien que sa quête est illusoire, et que l’instant passé, même si on peut l’enregistrer, ne se reproduira jamais à l’identique. C’est l’à peu près qui intéresse la jeune fille, plutôt que le décalque, la trace de la sensibilité d’un autre, qui imprègne les sons qu’il a enregistrés.

La Rencontre, fantasme occidental ?

Suite à leurs pérégrinations, les personnages empruntent des chemins divers : Cai sombre dans la folie, sûrement parce qu’il est seul, les deux autres se croisent sur la même plage, scrutant côte à côte la mer sans se regarder, sans s’aborder. C’est la dernière scène du film, dont on ne sait pas si elle va engendrer une rencontre chabadabada ou rien de plus que ce que l’on voit. Et en fait, on s’en fout. C’est là que, subtile telle le chat chopant la souris qui ne s’y attend mi, j’en reviens à la rencontre, ce mythe auquel nous accordons, nous occidentaux, une valeur usurpée. Car nous croyons que le salut vient de la Rencontre, de ce fait quasi-divinisée, dotée d’une  implicite majuscule, plus puissante encore que l’argent en ce qu’elle doit apporter à l’individu joie complétude et sérénité et conférer enfin un sens à son existence.
Il existe un contresens certain sur ce qu’est la rencontre. Discutant avec un de mes amis non européen, polygame assumé et spécialiste des histoire brèves et/ou en pointillés, je lui demandai comment il se dépatouillait de l’aspect sentimental des nombreux dossiers qu’il avait en cours. Ne tombait-il jamais amoureux ? Si bien sûr, me répondit-il. N’était-il pas alors frustrant de ne plus voir la personne, celle-ci ne lui manquait-elle pas au point qu’il envisage de, comme on dit chez nous, s’engager ? Non, cette perspective lui déplaisait. Pour lui, la relation à l’autre ne passait pas par la vie en couple.  Mais il en souffrait, alors ? Oui bien sûr. Et que faisait-il alors ? Il poursuivait sa relation sentimentale terminée en la mettant en poèmes.

Qu’on ne me prenne pas pour une nounouille : ce discours, je n’en suis pas dupe, ne rend pas uniquement compte de différences culturelles quant à la conception du couple et de l’amour. Il contient pourtant une vérité triste et belle : la rencontre n’est jamais évidence, coïncidence et complétude, mais au contraire décalage et imperfection. De là naît justement ce qui peut lui donner un sens, la création d’un autre univers par le sujet : la création artistique. Wu Ruoyun, imitant en cela celui qu’elle cherche, enregistre une lettre sonore à son amant marié, cause perdue s’il en est. « Nos corps se rencontrent souvent, mais mon coeur est toujours seul. Nous n’allons jamais où je voudrais aller.» Ce message est beau en soi, indépendamment du fait que son destinataire le reçoive ou le comprenne. La rencontre n’est pas affaire de collage idyllique entre individus, elle est affaire d’inspiration, de plongée en soi par l’autre provoquée pour en extraire quelque chose qui sinon reste enfoui.
Les sons de Formose finalement, et tout ce qu’ils ont suscité, sont bien plus intéressants que de savoir si les deux jeunes gens meurtris sur la plage vont s' »aimer ».

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