Films

Ricky

L’inquiétant monsieur Bébé

Un jour, à l’arrêt de bus Odéon, un ami sans doute un peu fatigué me confia tout à trac que les passants parfois lui semblaient monstrueux (« tous ces corps dans la rue, qui marchent vers moi comme des machines ») et qu’il en éprouvait alors une grande angoisse. Je compris très bien de quoi il voulait parler, de cette monstruosité que cache et exprime la banalité la plus plate. François Ozon dans Ricky se penche précisément sur ce ressenti, celui de l’inquiétante étrangeté qui suinte du réel, réel ici circonscrit à ces monstrueux petits êtres que sont les enfants.

Etre une femme normale, tu sais, c’est pas si facile.

Katie est ouvrière à la chaîne. elle vit dans un HLM de banlieue et élève seule sa fille de sept ans, Lisa. Sa vie se résume au quotidien, au morne et morbide défilé des jours rythmés par les horaires de l’usine, de l’école, des pauses clopes. Par delà la vie stéréotypée qu’elle mène (ou plutôt qu’elle subit), par delà sa banalité, il convient de s’étonner d’une chose : Katie, c’est assez rare au cinéma  pour qu’on se donne la peine de le relever, est une personne absolument normale. Pas folle, pas torturée, pas hystérique, tout au plus un peu rude, dans des limites non pathologiques, rudesse qui d’ailleurs s’explique aisément par son passé. Cette imparable normalité est assez remarquable pour un personnage de fiction, la folie constituant souvent le moteur d’une bonne histoire. Cette normalité sans failles serait-elle alors une contrainte artistique que s’imposerait François Ozon et que l’on pourrait formuler comme suit : comment créer de la narration lorsque rien ne dépasse ?

Katie rencontre donc Paco, ouvrier lui aussi. Nous passons directement des débuts de leur relation à l’accouchement, qui nous est dans un premier temps annoncé comme un « malaise ». Tu m’étonnes. Arrive donc Ricky, 3,8 kilos, et comme on va vite s’en rendre compte, 3, 8 kilos d’emmerdements en barre. Car Ricky, comme tous les bébés est un petit être « unheimlich », inquiétamment étrange, étrangement inquiétant. Ce en quoi il est absolument conforme à son statut de nouveau-né, foncièrement angoissant pour les adultes en général et pour ses parents en particulier : il pleure sans que l’on sache pourquoi, ses gestes sont incohérents, les sons qu’il émet n’ont rien d’humain, on ne comprend rien de lui, et en plus, on ne peut même pas lui taper dessus. Il veut manger quand il n’est pas censé avoir faim, il trempe dans son caca et couine dès qu’il a 5 minutes.

Enfant unheimlich

Mais ces désagréments ne se réduisent pas à de simples désagréments olfactifs ou sonores : l’infans (je cesserai désormais d’employer le mot de « bébé »), « celui qui ne parle pas », renvoie ses parents et surtout sa mère à quelque chose en elle qui lui est étranger, « unheimlich » : son inconscient. Alors, vous interrogez-vous peut-être, quid est l’unheimlichkeit dont elle nous rebat les oreilles sans nous en dire plus ? L’« Unheimlichkeit » est un terme allemand analysé par Freud dans un article portant ce titre. On le traduit en français par « inquiétante étrangeté », traduction un peu bancale. Le mot est fondé sur le radical « Heim », qui désigne le foyer, la maison, la patrie, le familier, mais aussi le secret (Geheimnis, le secret). « Un » étant en allemand un préfixe privatif, ce qui est « unheimlich » désigne le contraire de ce qui est « heimlich », à savoir l’extérieur, l’étranger, le lointain, le manque de repères, le non familier. Freud a créé le terme d’Unheimlichkeit pour désigner ce que nous éprouvons lorsque, dans une situation pour nous ordinaire, nous avons l’impression d’une faille dans le réel, d’une étrangeté qui nous inquiète parce que nous n’en saisissons pas la cause, rien d’exceptionnel ne se produisant. L’unheimlich, l’étrange au cœur du familier.

Lorsque nous avons l’impression d’avoir vécu plusieurs fois la même scène, par exemple, nous pressentons un autre monde sur lequel nous n’avons pas de contrôle, ce qui suscite en nous un malaise indéfinissable : nous découvrons soudain que nos repères sont extrêmement friables et qu’ils dissimulent peut-être des abîmes inconnus. Bien entendu, Freud étant le plus rationaliste des philosophes, il ne saurait en aucun cas parler d’un monde parallèle : ce qui nous est étranger, c’est notre propre inconscient, ce sont nos pulsions refoulées qui font brusquement irruption dans notre vie consciente sans que nous les comprenions.
Revenons à Katie, rentrée à la maison (daheim), son moutard sous le bras. Ricky est comme ses semblables nouveaux-nés, matière psychique brute, pulsions non élaborées,  gros paquet vivant et imprévisible qui réveille chez sa mère ce qui habituellement est mis sous le boisseau : violence, désir de mort, agressivité. Katie est aliénée au sens propre du terme, possédée par un autre, bout de chair de quelques kilos qui lui impose sa loi à laquelle elle ne peut déroger, sauf à être une mauvaise mère – hantise précisément de toutes les mauvaises mères. Lorsque l’enfant paraît, Ricky en l’occurrence, la romance tourne en eau de boudin : accusé de maltraitance par Katie, Paco s’en va, et Katie à bout va demander à une assistante sociale à ce qu’on la débarrasse de cet enfant qui ne fait que pleurer. Katie se retrouve encore plus seule, encore plus bas qu’avant sa rencontre avec Paco. Comment pourrait-elle ne pas en vouloir à son fils nouveau-né ?

Cet enfant, indépendamment de son anomalie (oui oui, il a des ailes, comme un petit poulet), est aussi paradigmatique de ce qu’est un enfant au début de sa vie : reflet et expression des profondeurs psychiques de sa mère et de sa souffrance. Car Ricky souffre, exactement comme elle. Comme elle, il se cogne aux murs et au plafond de ce petit appartement, à s’en faire saigner. Et bien sûr, comme cette souffrance la concerne elle au premier chef (car il s’agit de sa propre réalité psychique, comme extériorisée), elle est bien la seule à ne pas la voir. Tous, Lisa, Paco, le médecin, comprennent ce qu’il en est : Ricky ne peut pas vivre ainsi, sous peine de dépérir.
On peut dire la même chose de Katie, de tous ceux qui vivent comme elle et souffrent intensément sans même s’en rendre compte. Dans cette perspective, Ricky est l’inconscient de sa  mère.

Enfant médium

Mais assez parlé du morpion ailé. Car il m’est apparu que, malgré sa jolie frimousse et ses petites ailes d’angelot, il n’est pas forcément central : plus inquiétante encore m’est apparue sa sœur, la jeune Lisa, qui chaque fois qu’elle apparaît à l’écran suscite un pressentiment de catastrophe, avant même l’arrivée de Paco. Les scènes où elle est en scooter avec sa mère sont saisissantes, à la fois par leur banalité et par la catastrophe possible qu’elles laissent entrevoir. Lisa comme tous les enfants vit constamment dans la peur, une peur sans objet, l’angoisse. Cette angoisse n’est en rien calmée par le quotidien (les fameux repères dont les enfants ont tant besoin…), elle s’y alimente au contraire, en attente de ce qui justement va faire déraper ce quotidien, dont l’enfant, intuitif et pas encore rationnel, pressent qu’il n’est que de surface. Ozon filme Lisa, cartable au dos, seule devant son école à la nuit tombée et qui attend sa mère, indéfiniment. La scène dure une éternité, quelques instants, on ne voit pas le visage de l’enfant, on devine l’abîme sans fonds qui est le sien à ce moment-là. A l’affût, sensible à tout ce qui se joue derrière les apparences, Lisa va pressentir l’étrangeté de son frère, qu’elle met en scène avec sa poupée. Elle est sa voix, en quelque sorte : elle décrypte ses états d’âme, les siens à elle et les siens à lui, comme en symbiose psychique avec lui. Lisa est un médium qui relie le monde des adultes et celui des aliens en couche-culotte. Elle aussi est unheimlich : on ne sait pas ce qu’elle pense, ni ce quelle éprouve pour son frère, qu’elle semble aimer tout en essayant de le charcuter à coups de ciseaux. L’ambivalence des enfants, voilà ce qui les rend si incompréhensibles.

Liberté chérie

Alors qu’est-il, ce petit Ricky ? A-t-il une existence propre, n’est-il que le reflet ou des uns ou des autres, simple prolongement de sa mère ou de sa soeur ? Heureusement Ricky est autre, ce en quoi il est bien, là encore, un enfant. Son altérité, son irréductibilité réside dans le fait qu’il a (et qu’il est) ce qui manque à tous les personnages du film : la liberté. Cette liberté lui permet de voler, comme un super héros, et aussi de rendre les adultes heureux devant tant de beauté. Il s’échappe dans le ciel, encouragé par sa sœur extatique : « Vole, Ricky, vole ! » et on entend bien ce qu’elle veut dire : « Echappe, au moins toi, à notre vie désolée ».

Curieusement, personne ne sembla avoir remarqué un élément pourtant crucial du scenario : l’harmonie familiale est trouvée (et non pas retrouvée car elle n’a jamais existé) lorsque Ricky disparaît et que sa mère le « voit », très belle scène quoi qu’on en dise, certainement l’hallucine, libre, sachant voler et marcher, et revenant brièvement vers elle. Le symbolisme de l’eau (la scène se passe dans un lac) indique une renaissance, un passage de la vie vers la mort et inversement : Ricky n’est plus source de souffrance, parce qu’il existe…loin d’elle. Elle admet qu’il soit dehors, extérieur à elle, insaisissable, et libre comme ne peut plus l’être un adulte. Et de cela découle ce qui manquait cruellement à sa vie : une forme de joie.

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