Regards

35 rhums

Mémoire photogramme

De 35 rhums, que dire ? Comme souvent avec les films de Claire Denis, l’outil conceptuel s’avère peu opérant, comme à côté de la plaque (photosensible…?). C’est que l’objet montré ne se situe pas dans le registre narratif (peu ou pas d’événements, personnages peu démonstratifs, chronologie sans histoire), et encore moins dans celui de la démonstration. Claire Denis n’a rien à prouver : elle montre simplement. Les présupposés théoriques, cinéphiliques, psychanalytiques, politiques, n’ont pas cours ici, tout comme sont absentes des poèmes les références conceptuelles. Alors me voilà bien embêtée, confrontée que je suis ici à ce qui a priori me parle peu au cinéma, l’image en soi, débarrassée de tout appareillage narrativo-démonstratif.

Immeubles, immobiles

Une de ces images, justement, qui apparaît à plusieurs reprises dans 35 rhums, m’a tout de suite sauté aux yeux, et au cerveau aussi. Rien d’extraordinaire a priori, on aperçoit de nuit les façades d’immeubles de banlieue, aperçus depuis le RER en mouvement. Les fenêtres sont éclairées, chacune de ces fenêtres représentant une petite case, laquelle contient potentiellement une histoire. Des barres d’immeubles, des centaines d’ouvertures lumineuses qui donnent sur autant de drames, de bonheurs, de situations possibles, des lucarnes en quelque sorte qui donnent furtivement à voir un instant T, lourd de tout ce qu’on ne saura jamais : le train est déjà passé, il n’y a plus aucun moyen de s’attarder pour connaître ce qui se passe là bas, derrière ces rideaux oranges, entre les silhouettes mouvantes entr’aperçues au sein d’insasisissables décors.  
Un photogramme extérieur, immobile et figé, qui ne devient mouvant que par la fuite du RER, laquel contient la caméra et le regard du spectateur. Le photogramme désigne à la fois l’unité de base du cinéma, à savoir une des 24 images par seconde d’un film, et une méthode spécifique pour photographier sans cette « caméra obscura » qu’est l’appareil photo : on place  des objets sur une surface sensible, papier photo ou film, lesquels sont ensuite directement exposés à la lumière. L’image est alors captée, « impressionnée » sur le papier photosensible, par simple effet de la lumière, projection et décalque de l’objet réel.

Cinéma inversé

Les immeubles de 35 rhums sont bien des photogrammes, impressions brutes de cinéma, éléments primaires et essentiels (dans le sens où ils constituent l’essence d’un film et du cinéma), de ce fait très puissants. Ils représentent en même temps une sorte d’inversion du procédé cinématographique de projection, la lumière émanant non pas du projecteur vers la pellicule, mais bien de l’image extérieure vers le spectateur. Ces petites lucarnes qui suggèrent en quelques secondes l’ébauche à peine esqissée d’une histoire sont aussi l’inverse du cinéma, dans la mesure où celui-ci habituellement s’étale dans le temps, projette les détails, une histoire dans son intégralité, en explorant l’intérieur des choses dans la durée.

Train de nuit

Irrésistiblement, cette image, tant et si peu cinématographique à la fois, m’a renvoyée à un émoi d’enfance qui me saisissait chaque vacances d’été, lorsque nous prenions le train de nuit pour le sud de la France. Evidemment, je ne dormais jamais. Une fois, soulevant l’espèce de rideau marronnasse et vertical SNCF, j’aperçus en gare de Brive-la-gaillarde la vitrine éclairée d’une brasserie. Quoi ? La nuit recelait donc d’inaccessibles événements, des gens se retrouvaient (et qui n’étaient même pas en pyjama), découpant un lumineux rectangle jaune orangé sur le fond noir de cette nuit d’été….En bonne petite perverse polymorphe, j’écartais le rideau davantage pour observer : que pouvait bien raconter cette dame rigolarde en pull rouge à ses amis hilares ? Connaissaient-ils le serveur, avec lequel ils semblaient familiers ? A qui appartenait le gros chien assis là ? En tout cas, peut-être est ce simplement un effet du bain de lumière dorée où semblaient flotter ces inconnus, ils avaient tous l’air content et pleins de vie, les gens de la brasserie de la gare de Brive. Je n’ai pas pu en savoir davantage : le train filait déjà au cœur des ténèbres, laissant derrière moi les humains nocturnes et tellement vivants de la gare. Des années durant, j’ai espéré revoir cette scène irréelle et si vraie, soulevant désespérément le rideau du train de nuit à chaque trajet estival pour retrouver mes amis anonymes de juillet 1974. Et à chaque fois, macache walou. En quelques décennies, j’eus néanmoins le temps de me faire à cette navrante réalité, que le passé ne revenait jamais, même pas sous sa forme la plus simple, celle de l’image.

Et voilà que Claire Denis d’un seul coup m’a permis de retrouver cette impression de joie et de frustration mêlée, ce pincement frénétique d’avoir enfin accès à la vraie vie, c’est-à-dire à l’intimité (visuelle) des autres, saisie sur l’instant, à leur insu. Ça s’appelle du voyeurisme, mais là n’est pas le propos, pour une fois : pour moi, c’était un accès à la vérité qui se cachait derrière la banalité. C’était la preuve que les autres existaient, qu’ils étaient par définition mystérieux et opaques, mais qu’ils pouvaient, aussi, être heureux. Ce plaisir scopique et existentiel se retrouve dans 35 rhums, plaisir fondé sur la fugacité, l’inachèvement, l’opacité et le silence. Une image, une multiplicité de possibilités, dont aucune n’est jamais privilégiée. Une femme fume à sa fenêtre, elle attend semble-t-il sans espoir de retour, elle inspire le courage et la mélancolie. Un homme pète dans l’appartement de son jeune voisin. Une jeune fille renifle avidement ses vêtements avant de les mettre à la machine. Que font les gens lorsqu’ils sont seuls chez eux, loin du regard des autres ? Rien de plus que vous et moi, mais le fait qu’ils ne soient pas moi et vous leur confère un intérêt sidérant. Le poids de la vie apparaît pleinement, le poids de ces petites vies, logées dans de petites cases juxtaposées les unes aux autres, dont on ne peut que supposer le contenu.
Pas plus que nous ne saurons à quoi renvoie le jeu des 35 rhums, qui donne son titre au film, nous n’apprendrons rien sur l’intériorité des personnages. Ce qui leur permet d’exister pleinement, c’est-à-dire énigmatiquement.

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