Regards

Des images de Keren Yedaya

Transports visuels

J’ai vu Mon trésor, j’ai vu Jaffa, deux films de Keren Yedaya. A chaque fois, la façon dont elle filme m’a surprise, m’est apparue absolument originale, puissante, et, au sens photographique du terme, impressionnante : les images sont gravées dans ma mémoire. Il ne s’agit pas d’ effets de style visuels, malins et jolis à regarder. Il s’agit d’images qui dépassent leurs statuts d’images pour devenir des métaphores. Je sais, ce terme appartient au registre des figures de style littéraires, désignant une façon d’écrire qui a recours directement aux images, sans faire appel à la comparaison. Mais ici, ce n’est plus le langage qui emprunte à l’image, mais bien l’image qui en elle-même superpose plusieurs niveaux de signification, tous visuels. Un « transport » non de l’image vers le langage mais de l’image vers des strates à la fois plus profondes et  plus élevées d’elle-même, qui lui donnent un sens propre (voire des sens propres), par définition unique (s) parce que non conceptuel (s). N’est-ce pas là précisément le rôle du cinéma que de montrer par des images mises en scène et en mouvement ce que les personnages taisent, que de raconter une histoire à sens multiples sans indiquer au spectateur ce qu’il convient d’en penser ?

Si je me fie à ce que j’ai lu, Keren Yedaya est féministe militante. Pourtant, rien de tel ne transparaît dans ses films, qui montrent certes une réalité peu reluisante, mais ne délivre aucun message, ne désigne aucun coupable. Qu’est-ce qui pousse Ruthie à risquer sa peau en faisant le trottoir dans des endroits sordides ? On ne le sait pas, on voit simplement que c’est plus fort qu’elle, et que la pauvreté est loin d’être son seul motif. Qu’est ce qui pousse Or à se laisser traiter comme une pute par les loulous du quartier, malgré l’amour qu’elle éprouve pour son jeune voisin, malgré l’acharnement qu’elle met à tirer sa mère de sa déchéance ? Là encore, si l’on en a quelque idée (sauver sa mère en prenant sa place, par exemple), rien ne nous est expliqué. La brutalité des situations vécues par ces femmes se montre, mais ne se démontre pas.

Quelques images-tableaux de Mon trésor et de Jaffa

Mali, secrètement enceinte et amoureuse du mécanicien arabe qui travaille pour son père, décide d’avorter après le meurtre accidentel de son frère par son amant. La veille de l’avortement, on la voit se coucher, enroulée en foetus sous sa couette.  Sur celle-ci, le motif d’une grosse fleur rouge violacé qui s’étale juste sur son ventre, préfiguration abrupte et sans détours de ce qui doit suivre.

Mali, qui a annoncé sa grossesse à ses parents tout en leur mentant sur l’identité du père, inacceptable pour eux à double titre, étant à la fois arabe et meurtrier de leur unique fils, prend un bain. On ne voit que son  visage incliné sur le bord de la baignoire, tête sans corps se détachant sur le fond bleu-gris du carrelage, semblable à ces portraits peints par des artistes scandinaves.

Ruth et Or, sa fille, se lavent. Or rassemble le linge sale de la semaine (du mois ?) qui sera lavé en même temps qu’elle dans le bac à douche, avec le reste du shampoing. Une scène qui dit la misère par le biais d’un simple détail jamais vu au cinéma et qui ne s’oublie pas.

La dernière scène de Mon trésor

Or, la fille de Ruthie, nous regarde droit dans les yeux en un long plan fixe. Assise sur un lit en tenue de travail ras le bonbon et maquillage assorti, elle attend une horde de jeunes mâles bourgeois qui enterrent la vie de garçon d’un des leurs. Peut-être se tapera-t-elle même le jeune marié, qui voudra lui aussi  se défouler avant le jour J. On voit alors sa vie à venir défiler dans ses yeux, le film glauque dont elle connaît déjà l’histoire, puisque, cela se précise, son existence ne sera que la répétition programmée de celle de sa mère. En un seul regard, en un seul plan, on entrevoit, par delà l’image elle-même, l’avenir d’une jeune fille et le passé d’une femme déchue. L’image comme condensé du temps, qui montre le poids de ce que porte chaque humain au présent.

La dernière scène de Jaffa

Mali et sa fille sont face à la mer, rejointes par Toufik, le père de l’enfant sorti de prison. Il s’assied à distance et regarde l’enfant. La petite virevolte et gambade sur un mur, en le quittant pas du coin de l’oeil. Est-ce qu’elle sait qu’il est son père ? Même si rien dans le film n’a été dit à ce propos, on voit qu’elle accorde à celui qui la regarde un statut à part. L’image a ceci d’intéressant, comme l’ont bien compris les surréalistes, qu’elle traduit au plus près l’inconscient, bien davantage que les mots ne le font.

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