Regards

My fair lady

Elle boit pas mais elle cause.

Juste une scène, qui m’a amenée à reconsidérer le talent d’Audrey Hepburn, dont à vrai dire je ne pensais pas grand-chose : Eliza est emmenée par son mentor au champ de courses, premier test de l’expérience socio-linguistique qu’il a mise en place : transformer une souillon cockney en plausible dame de la haute anglaise. Cette improbable métamorphose ne peut se faire que par le langage, marqueur social s’il en est. Les heures passées à articuler les voyelles et les diphtongues de façon idoine ont enfin porté leur fruit : phonétiquement, Eliza est au point, capable de débiter les tire-langues à tire-larigot. Tout va bien donc, d’autant qu’elle est jolie, bien habillée et qu’elle sait se tenir.
Tout bascule quand Eliza aborde devant un parterre de dames à chapeaux les banalités d’usage en vigueur dans la bonne société : la météo et la santé. Fidèle à l’impératif comportemental qui lui a été assigné, la voilà qui dérive vers la mort suspecte de sa tata, femme résistante à la diphtérie et au gin, censément trépassée d’une vulgaire grippe. On ne la lui fait pas, à elle : la tata, y en a bien un qui l’a butée. Sinon, comment que ça se fait que le beau chapeau en paille tout neuf de tantine, elle, Eliza, elle en a pas vu la couleur ?  « Celui qu’a piqué le chapeau, il l’a butée. » affirme-t-elle sentencieusement le petit doigt en l’air. Cqfd : la phonétique pour autant qu’elle soit maîtrisée ne permet pas de comprendre les registres de langage, ni les codes culturels de la conversation.
Outre l’indéniable effet comique de voir Eliza parler argot avec un accent impeccable, on voit que la transgression va plus loin : elle évoque l’assassinat, l’alcoolisme, thèmes tabou, a fortiori s’ils sont liés au vol prémédité d’un simple chapeau de paille. Pour être correct, il faut rester dans le discours qui ne renvoie à rien, à aucune réalité, disons, sensible, pour ne pas dire cracra. Cela m’a rappelé un très brave homme, un homme simple comme on dit, qui évoquant ses cors aux pieds a suscité en toute naïveté la visible exaspération de sa patronne : « Ca suffit, ça n’intéresse que vous. » Ce dont on peut parler, ce dont on ne peut pas parler, voilà ce qu’il faut admettre pour pouvoir prétendre à faire partie de la classe dominante. Maîtriser le langage, c’est pour le sujet à la fois profiter de ses effets libérateurs et accepter en même temps de parfois s’aliéner à certaines restrictions socialement déterminées. Le seul que ces incongruités langagières fassent rire au point qu’il en tombe amoureux, c’est un jeune et joli garçon un peu benêt qu’Eliza ne prendra jamais au sérieux. Du langage, la meilleure et la pire des choses, elle comprend aussi qu’il ne suffit pas toujours. Comme elle le dit à l’amoureux transi qui la bombarde de lettres : assez de mots, de l’action !!

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