Regards

Narcisse noir/ White material

Sanglot de l’homme blanc en terre indigène

Vus à quelques jours d’intervalle, deux films aussi différents que White material, de Claire Denis et Le narcisse noir, de Michael Powell, m’ont semblé néanmoins comparables : tous deux traitent finalement du même thème, la confrontation à l’altérité culturelle, sur fond de colonisation agonisante. Cette altérité culturelle renvoie pour sa part, non à des considérations morales ou politiques (car rien n’est plus débectant qu’une oeuvre suintant l’idéologie), mais à la psyche humaine, universelle certes, mais qui s’exprime diversement selon les peuples. En bref, la confrontation de l’homme blanc à l’autre, africain pour Denis, indien pour Powell passe avant tout par une déstructuration psychique de celui-ci, qui littéralement va perdre la raison, et de ce fait se perdre lui-même.

Les nonnes du Narcisse noir, expédiées sur les contreforts de l’Himalaya pour transformer un ancien palais-harem en couvent, sont hermétiques à la population locale dont la langue, les moeurs, la culture leur échappent. Elles sont ethnocentrées, comme dirait l’autre, ayant parfaitement intégré le classique schéma pré-levistraussien du progrès de la raison, échelle de valeur hiérarchisée où domine le blanc, à l’aune duquel l’autre culturel est systématiquement considéré comme arriéré, primitif, non-évolué, sorte de grand enfant un peu demeuré qu’il convient d’éduquer. Que Dean, l’agent anglais installé sur place chargé d’aider les nonnes, prédise leur départ avant même qu’elles n’arrivent, n’a rien d’étonnant : il sait que les nonnes sont structurellement incapables de saisir la réalité propre de la culture locale autrement que par ce prisme. Il sait aussi que leur volonté aveugle ne pourra pas gagner dans ce contexte-là : elles ne sont pas chez elles.

Tel n’est pas le cas de Maria Vial, la tenace gérante d’une plantation de café africaine, née sur place, qui connaît son monde, en gros composé d’ouvriers noirs qui travaillent pour elle. Elle est chez elle ici. Mais cet ici est en proie à des tensions dont elle (et les autres blancs) vont faire les frais : une guerre civile entre armée et rebelles, conflit plus ou moins endémique, va exercer sur les populations des effets affolants, au sens propres du terme.

Esprits, êtes vous là ?

La réalité perturbante dans laquelle tous les personnages blancs vont être à leur corps défendant plongés est celle d’une vie pulsionnelle qui prend, entre autres, la forme de l’animisme. Le rationalisme se construit sur le refoulement de la pensée magique, sur le refoulement du corps aussi. Dans le cas des nonnes du Narcisse noir, le contraste entre l’idéal catholique d’ascèse et l’érotisme qui se dégage du lieu, ancien harem, et des populations locales (cf le personnage de Kanchi) est évident. De même la bande-son superpose et oppose les rythmes lancinants et vaguement angoissants des tambours au son de la cloche du couvent (qui sonne toujours à l’heure, signe d’un découpage rationnel du temps lui-même).

Chez Claire Denis, les choses sont plus subtiles et la pulsion est moins du registre de l’érotisme que de celui de la toute-puissance virile : le défilé grand-guignolesque des soldats et des rebelles (que rien ne distingue sur le fond, si ce n’est leur appartenance à l’un ou à l’autre de ces corps), n’est pas tant caricatural que menaçant. « Nous avons été bien gentils, maintenant, nous sommes les plus forts et nous vous tenons », disent-ils. Ce retournement de rapport de force, dont on ne voit pas sur quel élément tangible il se fonde, si ce n’est la détention d’armes, va de pair avec un discours paranoïaque sur les blancs, source de tous les maux. Ces incantations qui désignent un bouc émissaire sont diffusées sur une mystérieuse radio (évocation du Rwanda et de radio mille collines) par un mystérieux rasta. L’ordre « blanc » est inversé, l’outil technique ne domine plus, il est mis au service de la pensée magique, pulsionnelle et dépourvue de limites.

L’analogie animiste règne en maîtresse, et le blanc y perd ses propres repères pour adopter, contraint par les vibrations qui l’entourent, ceux des noirs : ainsi André, le mari de Maria, réagit-il immédiatement à la vue d’un cadavre animal non identifié, mi-poule, mi-serpent, caché dans le café récolté : on leur a jeté un sort, leur mort prochaine est inéluctable. Face au désir de mort proféré par l’autre, la raison n’existe plus.
Devant ce déferlement de haine dénué de cause objective et compréhensible (car pourquoi devenir une cible précisément maintenant ?), le blanc n’a qu’une chose à faire : se tirer vite fait.
Quant aux nonnes du Narcisse noir, la haine qui va les frapper est déclenchée par la mort d’un nourrisson qu’elles ont soigné, fidèles en cela à l’injonction chrétienne, et contre l’avis de Dean, connaisseur de la pensée locale qui les avait prévenues : en cas de mort, les médecins sont tenus pour responsables, parce que la médecine est considérée comme une action magique.

Puissance des esprits

La haine des noirs de White material contre les Vial n’a pas de déclencheur identifié. Simplement au fur et à mesure du conflit entre armée et rebelles, la violence croît, et, parce qu’ils sont là, les prend pour objet. Cette haine s’exprime par une menace diffuse qui grignote peu à peu leur espace, à savoir la plantation. D’insaisissables enfants soldats s’introduisent dans la maison, volent des objets, visent le fils de Maria, tirent des coups de feu, au hasard. Ils jouent, à ceci près qu’ils sont armés. Par-delà la réalité des enfants-soldats, qui n’est pas du tout l’objet du film, il est question à travers ces petits personnages muets, si mignons et si terrifiants, du chaos qui anime tout âme infantile, qui ne connait ni bien ni mal, qui expérimente à tout va le plaisir : de jouer, de manger, de s’approprier ce qui est là, de montrer sa puissance, éventuellement de tuer. Les enfants au pouvoir, voilà bien le pire des cauchemars. Le fait que ces enfants ne parlent pas est significatif : ils ne sont pas das le langage, vecteur de civilisation, mais dans la pulsion, réalité archaïque propre à chacun.

Puissance de la nature

Chez Powell, ce n’est pas tant l’autre culturel qui intervient que la puissance de la nature, des forces telluriques. Perchées sur un sommet grandiose, face à la magnificence de leur environnement, les nonnes sont démunies. Le vent qui souffle en permanence, la puissance des éléments naturels, la fertilité incontrôlée du lieu (qui intègre un sadu inamovible et silencieux) les renvoie à une alternative impossible : comme dit soeur Philippa, ici, on devient comme Dean, alcoolique jouisseur ou comme le sadu, quasi minéral. Elles sont dans un cas comme dans l’autre renvoyées à la nature, dont précisément elles doivent s’éloigner en tant que nonnes. Le Dieu Un s’efface, comme le montre la scène de la messe de Noël, au profit d’ondes diffuses et multiples. Privées de ce rempart psychique que constitue l’unité monothéiste, elles sont renvoyées à leur histoire propre, à leur désir, à leur failles. Dans ce film, ce sont les réminiscences qui refont surface, par le biais de flash-backs, qui interrogent chacune sur sa place. Pour la plus fragile, Ruth, la folie et la mort seront les conséquences de cette érosion psychique par le milieu ambiant. Pour les autres, le départ sera la seule solution.

Finalement, c’est l’identité qui est mise en question, identité culturelle et identité du sujet, notion propre à l’Occident. Le sadu du Narcisse noir est un élément de la nature, ce n’est pas un individu. Quant aux personnages noirs de White material, ils sont tous référés à un groupe (les rebelles, l’armée) qui les porte et les anime. Ils sont opaques. Le seul qui apparaît de façon isolée, le boxeur, mourra. C’est bien la notion de sujet qui est abolie par l’altérité culturelle.

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