Docus

Mr Gaga

L’idiotie du génie

Qu’est-ce qu’un génie ? Tomer Heymann, par le biais d’un film consacré à Ohad Naharin, danseur, chorégraphe et fondateur de la Batsheva Dance Company, délivre quelques éléments de réponse.

Ohad Naharin ignorait ce qu’était la danse. Il n’avait, avant ses 22 ans, jamais suivi de cours. Il dansait sans le savoir, comme un animal agit : naturellement, instinctivement. Repéré par de prestigieux chorégraphes, Martha Graham, Maurice Béjart, embauché au sein de prestigieuses troupes, il y vécut chaque fois l’enfer. A peine un an s’était-il écoulé qu’il prenait déjà ses cliques et ses claques, barré vers d’autres territoires. Qu’y apprit-il néanmoins d’essentiel ? Qu’il savait imiter les gestes des danseurs, mais que cela n’avait aucun sens : ces mouvements lui restaient étrangers. Il ne pouvait les faire siens. La mimesis, cette conception aristotélicienne selon laquelle l’homme, comme l’artiste, procède, apprend et crée par imitation, en prit un coup dans l’aile : dans son cas singulier, elle n’était pas valide. Ohad Naharin grâce à ses passages chez d’autres comprit donc qu’il ne pouvait danser que par rapport à lui-même. A ce titre, son génie relève non de l’imitation, mais de l’idiotie au sens grec et ancien du terme : ce qui est particulier, propre à soi.

L’impossible genèse du don

Se posa alors la question de la source : il devait bien y avoir une raison à ce jaillissement dansé, une explication à ce qui distinguait si cruellement le génie de ses semblables ? Des image d’archives montrent un Naharin jeune évoquant un jumeau autiste, que seule sa grand-mère, par ses danses, parvenait à extraire de sa solitude. La grand-mère trépassée, c’était lui, Ohad, qui avait pris le relais, dansant à son tour pour relier son frère au monde. Quelle belle histoire ! Cela dut plaire au journaliste, qui tint là sa part de vécu compassionnel, au psychanalyste, qui tint sa part de trauma infantile, au péquin moyen, qui se dit qu’après tout, le génie n’est qu’affaire de contingences familiales. Plus tard, Naharin avoua n’avoir jamais eu de jumeau autiste, ni même de jumeau. Cette histoire, même inventée (ou plutôt, parce qu’inventée), signifie quelque chose.
Pourquoi avoir évoqué un jumeau, et pas simplement un frère ? Pourquoi avoir fait intervenir une grand-mère dansante, alors que lui, Ohad, aurait tout aussi bien fait l’affaire s’il ne s’était agi que d’éveiller son frère à la vie ? Comme si ce frère imaginaire qui « ne s’était pas développé normalement » était une partie de lui, Ohad, comme si il avait fallu une force extérieure pour lier en lui cette part malade à sa part saine, pour l’unifier en quelque sorte psychiquement.
En amont de la genèse du génie Naharin, il y a donc une histoire de grand-mère et de jumeau, une histoire de double et de médiation. Et en aval, on trouve encore un double, bien réel cette fois, la seconde femme du chorégraphe, japonaise aux longs cheveux, danseuse, malheureuse, apparaissant comme la copie conforme de la première épouse, Mari, décédée d’un cancer. Ces motifs qui apparaissent sans que l’on sache pourquoi sont comme les gestes du danseur : il faut les vivre (pour Naharin le créateur) ou les contempler (pour nous autres spectateurs) plutôt que les décortiquer.

Malin génie

Le génie, donc, est irréductible à l’analyse. Mais on saisit grâce à ce portrait de Naharin que le génie, s’il ne pourra jamais se mettre au service d’une autre vision que la sienne, éprouve en revanche l’impérieuse nécessité d’user de l’autre, réduit à n’être que matière à modeler, mis au service exclusif de ce qu’imagine son démiurge. La maltraitance qu’inflige Naharin à ses danseurs, les manipulations cruelles dont il use pour parvenir à ses fins artistiques, participent du cliché du créateur tyran, certes. Cette instrumentalisation pour autant n’est pas entièrement perverse : Naharin fait advenir chez ses danseurs ce qu’il perçoit en eux et dont eux-mêmes ne sont pas conscients.

La technique des danseurs de la Batsheva Dance Company ne renvoie pas seulement à un savoir-faire intériorisé, à une maîtrise technique permettant au corps de se plier aux ordres de l’esprit. Ce qu’apprend Naharin à ses danseurs, c’est bien plutôt à « massifier » corps et esprit, à les fondre en une unité mouvante. Ce n’est pas l’effet du hasard si les danseuses de sa troupe sont charnues, musculeuses, bien plus proches de la terre que du ciel. Il est ici question de chair qui éprouve et se meut. Et cette chair est essentiellement marquée par autre chose que la matière. « Je ne vois que des bras » reproche le génie à un danseur, signifiant par là que les bras à eux seuls ne peuvent être le geste. Car, comme finit par le comprendre une autre danseuse à force de répétition, le mouvement, étrangement, peut exister sans son support physique.

La « gaga » dance, qui a donné son nom au film, est une invention du génie, sorte d’improvisation collective aux vertus thérapeutiques. Il est assez curieux que ce soit cela, qui n’a finalement rien de très nouveau, ni de très intéressant, qui ait marqué les esprits des commentateurs du film. Car en réalité, ce que montrent surtout les séances de gaga dance durant lesquelles s’agitent danseurs et péquins, c’est d’une part que le génie n’est pas duplicable. Et d’autre part qu’il reste un brin pervers, même et surtout lorsqu’il prétend « reconnecter l’individu à lui-même ».

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