Films

Hotel Very Welcome

Boyage boyage

En vérité je vous le dis, c’est une grande nouvelle qui nous vient d’outre-Rhin. Les Allemands sont capables de faire des films cruels et drôles. 30 ans d’attente enfin récompensés. Merci donc, Sonja Heiss, pour Hotel very welcome, film impitoyable et espiègle sur l’illusion du voyage.

Plaisir d’Orient, joies de l’altérité

Soit divers archétypes européens et bien nourris susceptibles de se rendre en Asie, ce grand Autre culturel. Ainsi Marion, jeune Allemande en crise sentimentale qui va en Inde pour «se retrouver». Ainsi Svenja, terrée dans sa chambre d’hôtel thaïlandaise et dont la seule activité consiste à passer des heures au téléphone avec un agent de voyage local. Celui-ci ne parle ni ne comprend l’anglais, mais fait comme si. Et Svenja de son côté attribue aux onomatopées de son interlocuteur le sens qui lui convient : dispositif qui garantit scènes surréalistes et grosses barres de rigolade.
Ainsi Liam, jeune irlandais parti en Inde après s’être fait faire un enfant dans le dos. Ainsi Adam et Joshua, copains anglais venus en Thaïlande pour faire la fête et, cela tombe sous le sens, rencontrer par ordre de préférence « des suédoises, des danoises, des anglaises ». Des motivations différentes, donc, pour cette migration temporaire d’Occidentaux pur sucre vers l’Orient éternel, aussi appelée voyage.

Bildungsreise

Les Allemands ont une certaine tradition du voyage : s’il est indispensable à la formation de l’honnête homme, il a aussi pour effet de renvoyer ce dernier à sa lourdeur germanique, à son esprit de sérieux, à une intrinsèque mélancolie nordique. L’Allemand ancien modèle, cultivé, lecteur de Goethe et de Thomas Mann, est un être sensible et structurellement neurasthénique. Pour exprimer et ce faisant se purger de son mal-être, l’Allemand sensible prône entre autres l’admiration de l’Autre culturel, tellement plus pauvre et tellement moins matérialiste que lui, et, du fait de ces deux éléments conjugués, tellement meilleur et tellement plus vrai. Cet Autre, il lui faut le rencontrer. Avec lui, il lui faut communiquer de façon authentique, débarrassée de tout préjugé. Regardons les choses en face : l’Allemand sensible et par extension l’Européen de qualité font de l’abandon de leur façon de penser le préalable absolu à la Rencontre. Cette bizarrerie repose en grande partie sur une mauvaise compréhension des écrits de Levi Strauss, qui savait, lui, que la critique de l’ethnocentrisme était culturellement déterminée et typiquement occidentale. C’est aussi, sans doute, un reliquat de notre héritage chrétien.

Rencontrer l’autochtone

Mais revenons à nos personnages, en commençant par les plus simples. Josh et Adam, par exemple, dont les désirs sont définis et faciles à satisfaire : Pattaya c’est top, on peut regarder les matchs du FC Liverpool, manger des frites au bacon, danser toute la nuit et toute la journée. La question, euh, comment dire, de l’altérité de l’Autre, de la Rencontre et du dépaysement, ne se pose pas pour eux. De ce fait, leur tranquillité d’esprit est totale.

Pour Marion, hébergée dans un ashram pour Occidentaux en mal d’épanouissement personnel, l’Inde doit également répondre à une certaine demande, d’ordre thérapeutique. Mais contrairement aux jeunes brittons, et malgré les indéniables bienfaits que lui procurent les séances biquotidiennes de rebirth et de shaking orchestrées par un gourou de rouge vêtu, elle est frustrée : c’est qu’elle est venue, elle, rencontrer l’autochtone. Et il s’est avèré que l’autochtone, à l’usage, s’est montré décevant, affichant systématiquement la désolante manie de ne voir en elle, Marion, qu’un dodu portefeuille. L’autochtone en réalité s’intéresse trop au fric. Où est donc passée la spiritualité indienne qui devait la sauver ?
Liam, lui aussi, veut de l’authentique. Mais dans son cas, pas de consommation adaptée au goût occidental : il entend vivre avec la population, se déplacer avec les moyens locaux. Pourtant, ses bonnes intentions restent sans effet. Toujours sa condition d’Européen le rattrape : on lui fourgue de la crotte de souris en guise de chichon et un indigène à pied, tel le colonisé de base, mène des jours durant le chameau sur lequel, lui, Liam, est confortablement juché. Gênant.
Quant à Svenja, elle symbolise à elle seule l’échec total de la rencontre, fantasmant sur un tour opérator avec lequel elle s’entretient au téléphone et qui semble penser qu’une écholalie psittaciste masque efficacement son ignorance de la langue anglaise. Ce en quoi il a raison : Svenja, en effet, « comprend » tout ce qu’il dit….

Initiatique et toc

Voyager obéit à des finalités diverses, plus ou moins profondes : changer d’air, de paysage, fuir le quotidien, se connaître, approcher d’autres cultures etc. En se déplaçant, il s’agit paradoxalement d’échapper à ce que l’on est pour s’y retrouver inexorablement confronté. Ce qui nous ramène à nous-mêmes, c’est le regard de l’autochtone, qui ne se fatigue pas à couper les cheveux en quatre : avant d’être de belles personnes ouvertes et sympathiques, nous sommes une manne financière possible, des pimpins à manipuler, de bien étranges créatures.
La perte des repères spatio-temporels habituels, les dents de scie émotionnelles que suppose le voyage (comme en témoignent aussi bien les séances de « danse » de Marion, grands moments d’hystérie collective, puis pathétiques séquences où elle se retrouve seule, que les sessions festives des deux anglais, successivement exaltantes et minables), l’impossibilité à comprendre les codes locaux et l’attitude de l’allochtone (car il faut bien le dire, l’allochtone semble surtout moqueur) fragilisent grandement le sujet voyageur. Et celui-ci, à un moment ou à un autre, devra se résigner à la défaite : il souffre, tout bêtement, du mal du pays.
Adam et Joshua, qui ne se racontent pas d’histoires et assument pleinement leur condition de beaufs consuméristes, semblent échapper à cette impitoyable mécanique. Leurs attentes étant clairement définies et dénuées de sous-texte, le voyage ne les déçoit pas. Pourtant, eux aussi vont souffrir et se révéler à eux-mêmes. Ce n’est pas tant la culture asiatique qui va jouer ce rôle de révélateur que le changement de contexte qu’implique le voyage. Leur relation, faite de domination, d’emprise exercée par Joshua sur Adam, et sans doute aussi d’une attirance sexuelle inconsciente pour celui-ci, s’inverse. Adam ne supporte plus le contrôle sur lui exercé, ne supporte plus les tentatives d’humiliation. Il part de son côté, se libérant de cette aliénation dont on devine qu’il la supporte pourtant depuis des années. C’est le voyage qui a permis cela : pourquoi, comment, on ne le sait pas mais si la causalité nous échappe, le résultat est là. Quitter le champ habituel de ses repères affectifs, culturels et spatio-temporels peut entraîner de la souffrance, mais aussi une émancipation, la découverte en soi de ressources insoupçonnées.

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