Films

There will be blood

Ethique protestante et esprit du capitalisme

Beurk les vilains Américains, dès l’origine barbouillés de péché capitaliste, et, qui, de cette immorale genèse, ne peuvent qu’hériter d’un destin de damnés : comme Daniel, le héros pétrolier, tous ils finiront riches, seuls comme des chiens et complètement maboules. Car l’essence même de l’homo americanus comprend en soi la recherche du profit pour le profit, le génocide indien, l’Irak et bien d’autres choses encore. Voilà ce qu’en toute subtilité, certains critiques ont cru voir dans le dernier film de Paul Thomas Anderson. S’agit-il vraiment de cela ? La réponse est non, bien sûr.

Les premières scènes du film ont une résonance éminemment biblique : Daniel, comme Adam chassé du jardin d’Eden, se trouve très exactement sous le joug de la malédiction divine. Seul au milieu des paysages désertiques et vaguement inquiétants de l’Amérique de l’Ouest, il travaille la terre (maudite par le Seigneur, comme le précise la Genèse) à coup de pioche et de sueur pour tenter d’en tirer quelque subsistance. Agriculture ou forage pétrolier, cela ne change rien sur le principe : la nature est hostile, et l’homme déchu n’a d’autre choix que de s’échiner pour remplir la gamelle. Abel le crève la faim le sait bien, qui passe ses journées à trimer en plein cagnard pour se nourrir de patates. Daniel quant à lui exclut ce genre de soumission et réinterprète l’impératif biblique à sa manière : au lieu de perdre son temps à cultiver une terre infertile, il va la percer, la pénétrer, la forcer, la forer, jusqu’au jaillissement final, lequel comme il se doit, lui donne bien du plaisir. Cessons là de filer la métaphore, et tirons une première conclusion : « There will be blood » ne traite pas tant du capitalisme que de l’humanité calviniste se coltinant ses origines de créature déchue. Car l’Amérique, créée par les puritains de tout poil chassés d’Europe, est bien née de cet univers mental d’une religiosité archaïque, qui considère que le présent n’est que la répétition constamment réitérée de la chute.

Daniel, donc, se bat avec la terre et finit par la soumettre, échappant au misérable destin de ses contemporains. En cela pourtant, cet homme si peu religieux se révèle à son insu absolument fidèle à la foi protestante. Les évangiles sont en effet explicites sur la question : le travail est pour l’homme une fin en soi et le moyen de rendre grâce au Seigneur (Allelluia). A ce titre, l’enrichissement fondé sur une activité laborieuse est tout à fait louable. Seule la jouissance oisive de sa richesse est condamnable. La rage de Daniel lorsqu’on lui propose de racheter ses concessions, lui assurant un avenir tranquille et oisif, peut ainsi s’expliquer par un substrat inconscient (donc extrêmement actif) de morale protestante. Et si l’hystérie puritaine lui sort par les trous de nez, cela indique au moins une chose : quoiqu’il en pense, elle fait partie de lui.

Contrairement à ce qui a été lu ici ou là, le combat qui structure le film n’oppose donc pas le capitalisme et la religion protestante. Ce sont avant tout deux individus qui s’affrontent, chacun marqué par un rapport incertain à leurs origines. Car la question qui en filigrane empreint tous les personnages du film est bien celle de l’origine, et d’une filiation problématique : Daniel, homme sans passé dont on ne sait rien, sinon que son père a eu un autre enfant avec une maîtresse, HW, l’orphelin qui passe de main en main, Henry, l’usurpateur d’identité, et Paul/Eli qui frappe et humilie son père. Les liens de filiation entre les pères et leurs fils sont toujours opaques, marqués par la violence, générateurs de souffrance. En cela, les personnages sont à l’image de leur pays, comme eux sans passé. Que faire lorsque la connaissance de ses origines est inexistante, ou faussée ? Le choix est vite fait : il ne reste qu’à miser sur l’avenir, seule dimension qu’il soit possible d’investir. Avec ambition, furie, rage, et une bonne part de désespoir. Avec comme corollaire la solitude de celui qui ne pense qu’en termes de « c’est moi ou l’autre ». Logique virile de la lutte à mort, monde d’hommes exclusivement entre eux. Il est remarquable que le seul personnage qui échappe délibérément à ce destin soit l’enfant. Orphelin, recueilli puis abandonné, emmuré dans sa surdité, confronté à la solitude dès son plus jeune âge, il est le seul à se tourner vers l’autre, en l’occurrence une petite fille, qui deviendra sa femme. Le « bâtard dans un panier » trouvé au milieu du désert est finalement le plus solide, le seul qui reconnaisse avoir besoin de l’autre. Allez, disons le mot, le seul qui reconnaisse avoir besoin d’amour.

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