Films

Little Odessa

« Si je t’oublie Jérusalem… »

Little Odessa, le premier film de James Gray, est un jeu de piste à questions multiples tournant autour d’un même thème : le judaïsme, ou plutôt, l’identité juive. Celle-ci, par essence diasporique, a-t-elle vraiment survécu au melting-pot américain ? Les fondements de la judaïté, qui ont résisté aux pogroms et aux massacres les plus traumatisants, ne se seraient-ils pas dissous dans le bain de la « culture » américaine, aguicheuse, visuelle, axée sur l’immédiateté du plaisir ? Curieuses interrogations concernant un pays dont la communauté juive est l’une des plus représentatives, sur le plan politique, intellectuel et artistique. Et pourtant, la question que pose James Gray est bien celle-ci : les juifs américains, essentiellement ashkénazes, sont-ils encore vraiment juifs ? Et qu’en est-il de lui en particulier, cinéaste battant en brèche l’interdit de la représentation ?

Odessa, la grande et la petite

Le réalisateur a choisi pour traiter la sus-énoncée problématique un genre typiquement américain, le film noir, dont l’action se déroule dans un lieu ambigu, la petite Odessa. Si l’endroit donne ainsi son titre au film, ce n’est pas pour des raisons uniquement géographiques. Brooklyn est le paradigme de l’hétérogénéité culturelle et ethnique, hantise du judaïsme : surnom ukrainien pour quartier new-yorkais, la confusion est déjà là, en germe. Quel pont relie donc ces deux villes pareillement nommées, comme en miroir l’une de l’autre, la première située à l’ouest de l’est, la seconde à l’est de l’ouest ?
Odessa la vraie, disons, l’originale est vantée dans les guides touristiques pour son bord de mer et sa douceur de vivre. Ce fut aussi la ville de nombreux massacres : entre 1941 et 42, les juifs d’Odessa furent presque entièrement rayés de la carte par l’occupant roumain allié des nazis, leur nombre passant en deux ans de 133 000 à quelques centaines de rescapés. Pas de chambres à gaz, mais des exécutions en masse. Fusillés ou pendus, ils furent ensuite brûlés ; ce modus operandi a son importance pour qui veut comprendre le film de James Gray. Signalons enfin que la ville abrita un important studio de cinéma et qu’en 1925, Eisenstein y tourna Le cuirassé Potemkine.

Passons maintenant à Odessa la petite, quartier de Brooklyn et grand lieu d’immigration des juifs d’Europe fuyant pogroms et nazisme. Par la suite, divers programmes permirent à des russes de fuir le régime soviétique et de s’installer aux USA : il leur fallait pour cela se dire juifs. Et c’est ainsi qu’une nouvelle mafia a pu mettre pied sur le sol américain et y prospérer. Et c’est ainsi que dans la petite Odessa, on ne sait trop qui est juif et qui ne l’est pas. Or, comme on le leur a d’ailleurs souvent reproché, rien ne rebute davantage les juifs que l’exogamie et la confusion, l’entre-soi matrilinéaire étant, toute considération objective d’une concrète hostilité extérieure mise à part, une garantie de survie identitaire.

Langue perdue

Le pont entre les deux Odessa, c’est bien sûr cette migration de population se déplaçant d’est en ouest. Ce que décrit James Gray est aussi l’histoire d’une déchéance sociale, culturelle et psychologique : à little Odessa en général et chez les Shapiro en particulier, l’exil semble en effet avoir eu raison à la fois de la judaïté, de la morale et de la santé de ses membres. Le fils aîné tueur à gages et psychopathe, la mère morte-vivante atteinte d’une tumeur au cerveau, le fils cadet ado amorphe, blafard et mutique dont on ne sait trop s’il dispose d’un cerveau. Pourquoi et comment en sont-ils donc arrivés là, telle est la question que pose James Gray et qui hante à coup sûr un des personnages du film, le père. Elle ne peut d’ailleurs se poser qu’à lui, chargé par la tradition de façonner la judaïté de sa progéniture, et ayant de toute évidence échoué à cette tâche. Shapiro père est juif par sa répugnance, si peu dans l’air du temps, aux mélanges et au métissage, par sa vénération du verbe et de la culture au sens noble et ancien du terme, c’est-à-dire celle du livre, par sa conscience que l’éducation intellectuelle est une mission essentielle. Il est juif en ce que les liens du sang pour lui sont secondaires par rapport à la loi, assimilée aux commandements divins : il livrera ainsi son fils aîné à Volkoff, caïd mafieux du quartier dont ce dernier a tué l’enfant. Il est juif enfin en ce que la différenciation et la séparation sont, pour lui issu de la diaspora, les garants de son identité et de celle de sa famille.

Or ce père, qui connaît les enjeux de l’éducation, ne peut que constater la décadence de ses enfants, et de ce fait la sienne propre. Il ne sait que faire de ses fils, il trompe sa femme malade, il cède au chantage d’un baron local de la mafia russe, et, cerise sur le gâteau, au lieu d’écrire un livre comme le veut le dernier des 613 commandements bibliques, il vend des journaux. Le tableau est décidément complet. L’acculturation des Shapiro s’exprime (si l’on peut dire) par l’usage familial des langues, la grand-mère parlant yiddish, les parents russe, et les enfants anglais. Chacun s’exprime dans son idiome propre, comprenant des bribes de celle de l’autre sans vraiment la parler. Outre les difficultés communicationnelles que cela entraîne, il y a bien là une perte essentielle : si les juifs ne sont plus capables que de maîtriser pauvrement une seule langue, cela indique que leur pensée s’est elle aussi appauvrie. Et leur pensée s’est appauvrie parce que leurs valeurs ont disparu, valeurs toutes contenues dans la connaissance du verbe, sacré d’abord et par extension abstrait, intellectuel. Alla Schuchtervitch, la furtive petite amie de Josh, ne connait que des bribes du kaddich (prière notamment dite pour les morts), quant à Josh, il ne reconnaît même pas ces quelques bouts de texte. Pour lui, bar mitzva est synonyme d’ « occasion de se faire du fric », et lorsqu’il exécute un contrat, il arrache la langue du cadavre avant de le brûler. Le symbole est clair : il s’agit de parfaire la destruction d’un homme en s’attaquant à ce qui le distingue de l’animal, le langage, détruisant ainsi non seulement le corps de l’individu, mais aussi le vecteur d’humanité en lui.

Au commencement, le Verbe

La tradition juive est fondée sur le respect des commandements divins, les mitzvoth, et sur l’étude du livre, livres multiples en réalité, comprenant le texte sacré et ses interprétations, livre interminé et interminable, infini par principe. L’étude, la pratique des rituels et le respect des mitsvoth sont les piliers de l’identité juive en diaspora, que ce soit aux confins de la toundra sibérienne ou aux fin-fond du désert. Or ces valeurs d’inscription du sacré au sein de l’immanence, d’abstraction casuisistique appliquée aux choses les plus quotidiennes, sont en contradiction avec les valeurs américaines, sensibles, immédiates, vouées au plaisir et à l’efficacité. « Ca te tuera » dit le père à son fils lui enlevant son walkman des oreilles, fils qui sur l’injonction de son père « lis ! » va s’empresser d’ouvrir…. une bd.

Dans Little Odessa, hormis chez le père qui se raccroche à l’idée de ces valeurs perdues, la rhétorique juive est remplacée par une expression très américaine du sentiment, pure forme dépourvue de contenu : « Je t’aime, je t’aime » échangent mère et fils dans le même élan de sentimentalisme niais, contournant ainsi la loi biblique, virile et non négociable. Le seul à ne pas tenir ce langage est le père : « Dieu me punit », confie-t-il à sa maîtresse pour expliquer son échec familial et culturel. De quoi serait-il donc puni, cet homme qui faisait écouter du Mozart à ses enfants et leur lisait chaque soir Crime et châtiment au lieu de Bambi à la plage ? On peut hasarder une hypothèse, excessivement religieuse certes, mais qui semble en adéquation avec les notions métaphysiques du mal et de la déchéance qui hantent le film : Dieu le punirait, peut-être, parce qu’il a prétendu séculariser la judaïté, détachant la vie intellectuelle de toute référence à la transcendance divine, infiniment supérieure et inconnaissable. Dieu le punirait pour son orgueil, lui l’humain qui a l’outrecuidance de faire de l’homme l’alpha et l’oméga, la mesure de toutes choses.

Tu ne feras point d’images.

Cette hypothèse prend une certaine cohérence si l’on considère un autre des présupposés de Little Odessa, concernant la culpabilité inconsciente des artistes juifs face à la sécularisation qu’ils concrétisent par leur oeuvre. Précisons, explicitons : James Gray est cinéaste, et à l’instar de moult glorieux réalisateurs juifs (dont Eisenstein et Lang, qu’il cite), il transgresse de ce fait l’interdit de la représentation. Comme ces jeunes juifs élevés dans l’orthodoxie saisis d’incoercibles vomissements lorsque pour s’émanciper de la religion, ils mangent le jour de Kippour, James Gray témoigne à son insu du rapport ambiguë et marqué de culpabilité qu’il entretient à son art. La première fois que nous voyons Reuben, il est au cinéma. Le film, un western où joue Burt Lancaster, s’interrompt brutalement : la pellicule brûle, créant une béance dans l’image, brisant un récit dont Reuben de ce fait ignorera la fin…

Plus tard, Gray filme Alla et les deux frères regardant un film dont nous ne verrons pas une image. Comment mieux dire par cette absence, par ce trou noir, à la fois que le cinéma n’est décidément pas montrable, que la représentation a bien remplacé le verbe et que cette substitution n’est pas sans conséquence sur le plan ontologique ? Et en même temps, en coupant l’image, Gray respecte mezzo vocce l’interdit ancestral, tout comme dans la scène où il filme, non pas directement les personnages, mais uniquement leur ombre s’agitant derrière un drap. Ainsi l’avait d’ailleurs fait Fritz Lang dans M le maudit, auquel Gray se réfère ici. Peut-être est-ce une des raisons qui explique l’âge d’or du cinéma américain : pour les juifs, l’image ne va pas de soi….

Tu honoreras ton père et ta mère

Une autre entrée du film concerne un thème spécifiquement biblique, le meurtre du père. Freud situe en effet l’origine du monothéisme en général et du judaïsme en particulier dans le parricide : meurtre du père tout-puissant de la horde primaire par ses fils, puis meurtre d’un supposé premier Moïse par les juifs. Ces meurtres sont fondateurs en ce qu’ils sont suivis de culpabilité, germe de la morale et de la loi. Ces meurtres revêtent une nature symbolique. Or, le meurtrier du film, Josh, résumant à lui seul la dégénérescence des Shapiro, tue par contrat de parfaits inconnus, qui sont pour ainsi dire son gagne-pain. Est-il utile de préciser que ces meurtres sont dépourvus de tout potentiel symbolique ? Il est d’ailleurs intéressant de voir que Josh, absolument sans pitié lorsqu’il s’agit de tuer les cibles qu’on lui indique, est pathétiquement impuissant dès qu’il se trouve face à son père : il l’humilie, menace de le tuer, lui agite son flingue sous le nez mais bat ensuite toujours en retraite. Comme pour nombre de garçons élevés à coups de ceinture, le meurtre du père est pour lui un enjeu essentiel, qu’il ne peut pourtant réaliser, ni réellement, ni symboliquement. Son père le lui signifie d’ailleurs clairement : même humilié, il reste un homme, alors que lui, son fils, n’est qu’un rat d’égout mu exclusivement par l’instinct de survie. Le faciès de Josh, magistralement interprété par Nicholas Cage, inexpressif et froid, rappelle d’ailleurs les varans qu’il provoque au vivarium.

Mais il y a une chose à ne pas oublier : les Shapiro, qui aiment à évoquer (fantasmer ?) la prospérité de leur vie en Russie, occultent en revanche le sort qui y fut fait aux juifs, entre antisémitisme endémique, pogroms et extermination. La crémation des cadavres que semble affectionner Josh, justifiée par cette phrase terrible : « Pas de corps, pas de meurtre » évoque évidemment les fours crématoires, mais aussi les méthodes utilisés par les nazis sur le front de l’Est, à Odessa notamment. Josh remettrait-il en scène ce passé traumatique, historique et familial ? La déchéance des Shapiro est-elle l’effet des souffrances accumulées sur des générations ? Ce sont là pures spéculations de ma part, le cinéaste ne prêtant le flanc à aucun psychologisme : James Gray, qui a lu le livre de Job, considère sans doute le mal comme une énigme qu’il serait malvenu de vouloir expliquer. « Je ne sais pas ce qui fait que tu es comme tu es » dit ainsi le père à son fils, laissant à d’autres, les spectateurs ou les critiques férus d’herméneutique, le soin de hasarder quelque hypothèse.

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