Films

L’institutrice

Ce que la poésie n’est pas.

Nira, institutrice, découvre qu’un de ses élèves, comme choisi par les muses,  clame des poèmes inspirés. Fascinée par Yoav l’enfant-poète, Nira va nouer avec ce dernier une relation ambiguë, entre envie, vampirisation et réelle affection. Mais la dimension psychologique du film (dont un ressort nous échappera toujours, car Yoav reste tranquillement hermétique à toute forme d’intrusion) reste secondaire par rapport au thème central, la poésie.

Où en est la poésie, dont Nira dit dans le film que ses jours sont comptés, grignotée qu’elle est par la bêtise et  la mesquinerie modernes ? L’observation de l’atelier de poésie auquel participe Nira ne laisse guère d’espoir : entre une vociférante partisane de la cause animale (accessoirement soldate), un bellâtre entretenu par sa femme et Nira, qui n’hésite pas à faire passer pour siens les poèmes de Yoav, la beauté dont les muses doivent se faire l’écho apparaît effectivement bien plate, ensevelie sous une dommageable médiocrité. Pourtant ces gens, un peu grotesques chacun à leur façon, aiment la même chose, cet assemblage subtil et inhabituel de mots qui déroutent tant ils visent juste, cette chose donc appelée poésie. Pourquoi la beauté poétique en est-elle si évanescente, contrairement à celle d’autres œuvres ? Pourquoi dans le film (et dans la vie aussi, n’en doutons pas) frôle-t-elle si souvent et si dangereusement le ridicule ? Qu’est-ce qui l’oppose ainsi à la modernité ?

Poésie et narcissisme

Hasardons quelques réponses, dont voici  la première : la poésie doit être dite et pour cela, elle exige un humain qui n’est jamais très loin du comédien. La poésie ne se contente plus d’être un texte écrit, appris et transmis, une oeuvre de l’esprit. La poésie aujourd’hui, comme toute autre forme d’art, est là pour mettre en valeur une figure, celle du poète dont on identifie le corps et le visage. Autrement dit, le poète-lecteur-comédien prime sur le poète-écrivain. Ainsi Miri, la sculpturale baby-sitter de Yoav, se saisit-elle des mots du garçon pour passer ses auditions de comédienne, ayant bien compris que la poésie ajoutait à sa prestation supplément d’âme et glamourous touch. Une scène la montre sortant de l’eau et déclamant un poème de Yoav, filmée comme dans un clip : son corps puis son visage éclipsent les  mots, les étouffent pour ainsi dire. L’esprit désormais sert d’accessoire au corps, petite décoration sympa pour le mettre en valeur et faire croire (suprême perfidie !) qu’il est autre chose qu’un corps.
Quant à l’image, elle n’est plus poétique parce qu’elle n’est plus métaphorique, valant platement pour elle-même, image plastique des mannequins, image sociale des artistes. Le professeur de poésie de Nira, (le bellâtre entretenu mentionné ci-dessus) se moque peut-être de la gueule de son studio, mais soigne visiblement sa mise : il colle ainsi à l’image de l’artiste-qui-écrit, pantalon de lin froissé et barbe de trois jours. « Yoav, dis ton poème, et moi,  je le déclame ! » profère une apprentie poétesse à la soirée de l’atelier, volant ainsi la vedette au petit et réduisant par la même occasion ses vers à une pose hystérisante, sacrifiant par là au grand manitou de la modernité, j’ai nommé l’émotion. J’y reviendrai.
Toutes ces images non métaphorisées d’eux-mêmes dont les gens s’entichent portent un nom, celui de narcissisme. Voilà bien  l’ennemi de la poésie ! La poétesse déclamatoire n’est pas inspirée, elle mime l’inspiration (comme le fait d’ailleurs Nira à un moment). Les mots ne l’habitent pas, ne la dominent pas, ils ne servent que d’outils à la mise en valeur d’elle-même, ou plutôt de son corps donné à voir aux autres comme inspiré, habité par le souffle divin.  Yoav, qui se contrefout de son image, et pour cause à cinq ans, ce serait ballot, se contente de laisser les mots agir. Si on se réfère aux Grecs, la poésie devrait être l’envers du narcissisme, l’individu s’effaçant devant ce qui le traverse et qu’il ne comprend pas.

Poésie et grandeur d’âme

Ainsi, la poésie peut-elle tout à fait se déployer dans la vulgarité et la trivialité, sources d’émoi et d’oubli de soi. Les mots qui frappent ne sont pas nécessairement les beaux mots, ni les plus complexes, ni les plus subtils. La scène pendant laquelle Yoav et son copain Assi entonnent virilement un chant de supporter est à mon sens une des plus fortes du film. On voit bien le niveau de ce genre de littérature, et pourtant ce chant qui galvanise les deux petits produit un effet proche de celui de la poésie la plus fine : ce sont les mots, là encore, qui agissent, insultes, menaces de mort et harangues adressées à  l’ennemi, qui font saillir les veines du cou de Yoav, littéralement possédé. Les chants guerriers sont aussi les plus beaux et le chant à la gloire de Judas Maccabée que Nira apprend aux enfants se situe dans ce registre. On peut moralement réprouver (car l’agressivité, oulala, c’est mal), mais on ne peut nier l’effet produit. Autre chemin pris pour dire ce qui a déjà été dit : la poésie n’a pas d’image de marque, n’a pas d’image tout court. Elle est susceptible de saisir les footeux les plus primaires aussi bien que les enfants surdoués, les âmes simples en un mot, qui ne se voient pas et ne se regardent pas elles-mêmes et sont capables de s’annihiler temporairement dans la transe de la mania.

Danse sans les mots

A ce titre, on peut l’opposer à la danse, qui apparaît à plusieurs reprises dans le film, et qui était également un motif présent dans Le policier. Précisons-le, il est ici question de la danse populaire moderne, qui n’est plus la danse codifiée et ritualisée d’un groupe, mais une danse de l’individu qui bouge comme il le souhaite, indépendamment de tout rituel préétabli et de toute appartenance communautaire. On le sent, le corps en général et son corollaire, la sexualité, occupent une grande place dans la psyché israëlienne, réaction peut-être à l’annihilation conservée sur pellicule de millions de corps pendant la Shoah. Toujours est-il qu’une scène du film, pendant laquelle on voit Nira et deux apprentis poètes danser en boîte de night, interroge, comme disent les critiques d’art : aux mots qui par essence représentent et symbolisent, succèdent les corps dansants qui se donnent immédiatement à voir. Et que se passe-t-il ? Passées les premières secondes de joie, le couple de poètes miment l’acte sexuel, et Nira s’isole, heureuse, mais comme enfermée en elle-même. La danse est joyeuse et ludique, mais elle peut aussi être très bête, comme le montre la soirée organisée par le fils de Nira ou les touristes d’Eilat qui s’agitent au son du boum boum boum. Lorsque le policier du film éponyme s’agite avec un épouvantable sérieux sur le dernier tube du moment, on touche à l’essentiel : la danse supporte absolument la bêtise. Fasciné par l’image mentale qu’il se fait de lui-même dansant, image qui n’est qu’une construction psychique,  le danseur solitaire est coupé de tout : des autres, réduits à n’être qu’un public, de lui-même aussi, réduit à une représentation fantasmée. Peut-on établir un parallèle avec le narcissisme ? Car il est connu que le danseur est par essence narcissique, tout comme le poète est par essence inadapté. Et le danseur de ce fait est dans l’air du temps bien davantage que le poète : il correspond à ce qui fait l’époque, l’exhibition du corps individuel, le règne de l’image non symbolisée et réduite à elle-même. Bref, l’inverse même de la métaphore.

Distance poétique

Nira a découvert la poésie sur le tard, à la mort de sa mère.  Les transes poétiques de Yoav ont commencé à la « mort » de sa mère (autrement dit depuis que celle-ci l’a abandonné, partie avec son amant). Vieux cliché qui comme tout cliché contient une irréductible part de vérité : pour vibrer aux mots, il faut avoir souffert. Pourtant, quoi de plus pathétique que la souffrance directement exprimée ? L’émotion, quoi de plus frelaté, quoi de plus grotesque ? Yoav dont les poèmes  ressemblent à ceux d’une vieille fille de 40 ans selon les dires de sa baby-sitter n’a rien d’un grand expansif, ni même d’un extraverti. Ses mots n’expriment pas l’émotion de façon immédiate (car c’est précisément cela qui suscite cette impression de gêne et de ridicule face aux déclamations gesticulatoires des poètes), ils diffractent pour ainsi dire émotions et sentiments. Quoi de plus convenu et de plus répandu que le sentiment de solitude, que le désespoir, que la tristesse ? Tout cela ne vaut rien sur le plan artistique. Ce qui vaut, c’est le détour par l’assemblage de mots le plus inattendu, et dont, paradoxalement on se dit après-coup qu’il n’y en aurait pas de plus juste possible. Ce qui vaut, c’est la mise à distance de l’émotion brute, plus grande ennemie de l’art, pour créer un objet qui provienne d’elle sans lui ressembler. En d’autres termes, la poésie bien plus qu’avec la beauté ou l’émotion, a à voir avec l’intelligence.

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