Films

Stella

Le temps retrouvé

Stella, film de Sylvie Verheyde, traite d’un thème sinon classique, du moins déjà vu sur les écrans de France : la pré-adolescence sur fond de seventies parisiennes. Alors on pense au Péril jeune et à sa panoplie années lycée, pantalons pattes d’éf, et sous-pulls acrylique, Dominique Rocheteau et Allez les verts… Mais Sylvie Verheyde, que je ne connaissais pas et dont j’aimerais maintenant beaucoup voir les précédents films, n’est pas Cédric Klapisch.

La réalisatrice, qui revendique la dimension autobiographique de son film, précise néanmoins que cela ne signifie qu’une chose : ce qu’elle y relate a réellement eu lieu. Sous-entendu, tous ces événements se sont effectivement produits, mais dans quel ordre, et selon quelle perspective, tel n’est pas le propos… Car toute narration, fût-elle ou non autobiographique, n’est que reconstruction, mise en forme et déformation d’une matière hétérogène et informe, la réalité vécue par un sujet qui en oublie une partie et en fantasme une autre, bref qui réarrange à sa sauce cela même qui l’a constitué. L’histoire-récit n’est donc ni « vraie » ni « réelle », elle est le produit d’une subjectivité qui se ressaisit elle-même en se racontant.
Et sur cela, la réalisatrice ne nourrit aucune illusion, ce qui est une preuve d’intelligence et va donner tout son poids au film. Exit donc la précision des détails socio-historiques, foin de la « reconstitution » des décors et des façons de parler, au cul la chronologie. Grâce à ce parti-pris d’auteur, les seventies et  d’autres époques se télescopent  joyeusement dans certains détails, langagiers (« Il a pété un câble ! » « T’es gogol ou quoi ! », locutions bien trop récentes pour être vintage), musicaux (la chanson couleur menthe à l’eau date de 1980, alors que le film est censé se dérouler en 1977), vestimentaires (mais ceci est dû essentiellement aux personnages de profs, corps de métier connu entre autres pour sa perception très atemporelle de la mode).

Ces décalages et ces resserrements dans le temps confèrent paradoxalement au récit un grand caractère de vérité, bien plus que le décalque monomaniaque d’une époque, qui immanquablement sonne faux. Car l’adultère, les couples mal assortis, les soiffards piliers de bar et les petites filles fleurs de pavé sont d’universelles réalités, et c’est de cela qu’il est question dans Stella.

Carte scolaire et lutte des classes

Stella, comme tout personnage de fiction, est une métaphore temporelle, un condensé de durée montrant la partie (une année de sixième) pour signifier le tout (les années de formation de Sylvie Verheyde, sa maman symbolique et son double). A 11 ans donc, fille de cafetiers du fin-fond du 13ème, elle fait sa rentrée dans un collège  intello-chic de la rive gauche, par un de ces coups de dés dont la carte scolaire a le secret. Son existence va désormais se partager entre deux espaces : un espace « historique » (dans le café où elle habite, chez sa mémé du nord), espace déjà connu recélant des bribes d’histoire familiale, et un espace pour elle totalement inédit, lieu d’exploration sociale et existentielle (au collège, chez sa copine Gladys). Ces espaces sont géographiques, sociaux, et, on va le voir, sur le fond contradictoires entre eux.
Propulsée malgré elle dans un univers qui méprise usuellement celui dont elle est issue, Stella va être confrontée au rapport de classe, réalité qu’elle n’a jamais connue. A cet âge-là, on le ressent d’autant plus vivement que l’on est intellectuellement désarmé, et c’est là l’intérêt du film : Stella étant trop jeune pour théoriser et politiser ce qu’elle ressent, elle va  réagir avec sa sensibilité et ses ressources propres, sans se raccrocher à un discours tout fait qu’elle n’est de toutes façons pas en état de tenir. L’accent ne sera donc pas mis en priorité sur les humiliations et la souffrance qu’entraîne pour le rejeton prolo la fréquentation du rejeton bourgeois, merci beaucoup madame Verheyde.

La bourgeoisie est l’avenir du pauvre.

C’est que la bourgeoisie comporte le pire comme le meilleur, comme Stella va en faire l’expérience. On peut penser ce qu’on veut des bourgeois, et même beaucoup de mal, mais il n’est pas totalement anodin qu’historiquement la révolution française ait été initiée par les théories politiques émanant du Tiers-état. Dans Stella aussi, la liberté viendra de la bourgeoisie, non pas au sens politique, mais dans le sens du dépassement par l’individu du carcan social-déterministe. Pour Stella, ce vecteur de liberté sera Gladys, fils de psychiatres juifs argentins exilés, qui va l’initier sans le savoir à un autre monde, celui de la littérature. « J’ai trouvé des amis » pleure la petite lisant Duras, Balzac et Cocteau. De cela, elle sera reconnaissante, et choisira de sortir de l’attitude de résistance passive qu’elle avait un premier temps adoptée.

Il est significatif que Stella exilée au milieu des bourgeois ne se soit jamais considérée comme une victime : cela lui permettra lorsqu’elle le décidera de  « s’adapter », comme elle dit, consciente du bénéfice émancipateur que cela entraînera pour elle. L’adaptation sociale, contrairement à l’adaptation darwinienne, fait intervenir la volonté, la conscience et l’intelligence du sujet quant à son propre destin. Pour les mêmes raisons, elle ne va pas de soi, parce qu’elle implique incontournablement une forme de trahison de ses origines. Cela, la mère de Stella le comprendra avec ses tripes, elle qui veut pourtant que sa fille échappe à ce qu’elle a elle-même connu, serveuse mariée trop jeune au destin tout tracé. Lorsque sa fille, toute à son désir d’adaptation, va délibérément choisir des vêtements « bourgeois », et délaisser ses tenues de poupée popu, Rosie n’aura qu’un mot, craché avec une violence impuissante et disproportionnée : « Cette tunique, tu sais à quoi elle ressemble ? A un sac à merde ! »

Stratégie du cloisonnement

Face à cette demande implicite de choisir son camp, Stella reste de marbre. Elle ne reniera rien du tout, ni de ce qui l’a faite, ni de ce qu’elle choisit. Elle tiendra ensemble ces choses contradictoires qui font partie d’elle, comme en témoigne son amitié persistante pour Geneviève, la touchante, belle et formidable Geneviève, fille de cas sociaux alcoolos, qui n’a a priori aucune perspective d’avenir, hormis celle de faire des gosses au kilomètre comme le font ses frangines. De Gladys, Stella parlera en bien à Geneviève, de Geneviève, Stella parlera en bien à Gladys, sorte de trait d’union entre ces deux filles aux antipodes l’une de l’autre. Cette cohésion symbolique se fait néanmoins au prix d’une stricte séparation spatio-temporelle : Gladys et Geneviève ne se rencontreront jamais.

Affectivement, Stella ne renie personne, certes. Sylvie Verheyde dans son film en revanche prend position asssez nettement sur une notion délicate, celle de peuple et de culture populaire. Pour elle,  malgré la tendresse qu’elle a pour ses ressortissants, la culture populaire est  aussi le lieu de l’aliénation, de la beauferie, et d’une forme de violence. Un bourgeois de gauche se récrierait sans doute que non, enfin, pas du tout, les petits bars de quartier sont tellement authentiques ! Quand au bourgeois de droite, il ne trouvera pas le moindre intérêt à la vulgarité de piliers de bar éclusant leur Kro. Finalement, pour parler de culture populaire sans mauvaise foi folklorisante et sans condescendance (l’un n’étant d’ailleurs pas si éloigné de l’autre), il faut l’avoir vécue de l’intérieur, comme madame Verheyde.

Une éducation populaire

Prenons les éléments qui dans le film constituent la vie de Stella en dehors de l’école : la variété, les fêtes de famille avec tonton Roger qui trempe sa bite dans le seau à champagne, des traces à peine conscientes de culture ouvrière, les jeux de cartes, et, omniprésent, l’alcool. Ces élément ont en commun de se placer sous le double registre de la consommation et de l’instantanéité.
Le café des parents de Stella est un lieu évident de sociabilité, mais la chaleur humaine qui s’y exprime est finalement assez factice : l’individu n’apparaît pas vraiment comme tel, et bien malin celui qui saurait différencier les visages ou les propos des piliers de bistro présents dans le film. La chaleur humaine populaire bute sur un obstacle essentiel, obstacle qui lui donne en même temps son caractère chaleureux : le langage en est absent. On y parle, oui, mais là aussi de façon indistincte, des anecdotes du jour, des dernières conneries des uns et des autres. On reste dans le factuel extérieur, et de ce fait, le discours s’arrête vite, faute de matière. Parler de soi et de ses sentiments, analyser, comprendre, sont autant de sens interdits, de territoires impossibles à explorer faute de mots adéquats. Lorsque Alain Bernard, ami adulte de Stella la regarde en silence pour dire finalement « Tu vas me manquer », il exprime à sa façon, lacunaire et intuitive, qu’elle est en train, irréversiblement, de le quitter. Cette lucidité n’ira pas au delà en termes d’expression, parce que strictement, il ne peut pas dire plus sur ce qu’il ressent.

Et lorsque le langage est limité, c’est le corps-à-corps qui prend le relais, par la danse, le sexe ou la baston. La fameuse chaleur humaine vient de là, de cette proximité des corps qui se collent les uns aux autres, de même nature au fond que la violence, elle aussi inapte à la distance qu’implique le langage.
Si Stella est passée de l’autre côté, ce n’est pas tant d’un point de vue social que parce qu’ elle accède au langage, sortant ainsi de l’affectif informe du café où on a chaud, mais aussi peur, où on est seul malgré la masse.
C’est avec son prof de français, personnage peu chaleureux pour le coup, et peu aimable qu’elle va parler d’elle et se comprendre davantage, par le biais d’un tableau qu’elle doit analyser. Nous voyons alors une belle séance de psychanalyse, par le biais de l’art, qui permettra la métamorphose de Stella Vlaminck en Sylvie Verheyde. Stella devient une autre et du coup se retrouve.

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