Bassidji
Docus

Bassidji

Où est la maison de mon ennemi ?

Mehran Tamadon est iranien et athé, il vit en France. Les bassidji sont des miliciens de l’ordre islamique en Iran, aux ordres des gardiens de la révolution, indéfectible soutien d’Ahmadinejad, chargés de surveiller chaque entité urbaine et rurale, chargés aussi de taper sur ceux qui contreviendraient à l’islamisme d’état. Ce sont aussi, naturellement, de fervents adeptes du culte des martyrs. Autant dire que pour le premier, s’attaquer à un documentaire sur les seconds pose quelques problèmes, de communication essentiellement. Comment entrer en relation avec ce qui nous est le plus lointain, en se présentant pour ce que l’on est (à savoir tout ce que rejettent les bassidji), sans non plus les heurter de front (la provocation n’est pas de mise avec ceux qui peuvent vous embastiller illico) ? Numéro d’équilibriste assuré sans faillir par le réalisateur.

Thanatophilie

Le film s’ouvre sur de très belles images d’un endroit très laid, à la désertique frontière de l’Irak, ancien lieu de bataille voué depuis au culte des martyrs de la guerre. Nombre de gens y vont en pèlerinage ; il est visible que ceux qui font le déplacement appartiennent à une classe sociale définie, celle du peuple qui, en l’occurrence, a sans doute voté pour Ahmadinejad. Il se passe en ces lieux désolés quelque chose qui nous échappe totalement et qui échappe aussi au réalisateur : cette tristesse, ces sanglots, cet accablement, cette exaltation concernant des soldats morts il y a plus de vingt ans dans une guerre sanglante et essentiellement menée pour maintenir le régime en place ne sont pas feints. Des triangles noirs sans visage que forment les femmes en tchador accroupies émane une véritable beauté et une grande noblesse. Leur cause, celle qui anime aussi les jeunes hommes présents qui eux n’ont pas connu la guerre, pourtant paraît folle, inaccessible à la rationalité.
Un tel culte de la mort et de la guerre ne peut être abordé par la parole, du moins pas par une parole authentique. Car la seule qui règne en ces lieux est un discours irrationnel, marqué de propagande et de mystique morbide, empreint de fanatisme. Il y est question de la mort comme élection divine, de la beauté du sacrifice, des règles dont il ne faut pas dévier, du droit chemin, de l’enfer, de la chance de mourir pour se rapprocher de dieu, de l’Islam comme seule voie possible. Mystère de l’altérité culturelle…Un tel laïus ne donne prise à rien, sinon à une patiente écoute qui espère qu’à un moment, le vide qui lui est intrinsèque paraîtra de lui-même. Mehran Tamadon donc filme et se tait, se limitant à des questions qui ne visent pas encore à énoncer sa propre altérité face au boniment rabâché qu’on lui dévide. Accompagnant les paroles convenues des bassidji, les sons de la guerre, diffusés par des hauts-parleurs, créent un décalage absurde, terrifiant et grotesque.

Confrontation à l’iranienne

Tamadon est guidé par Nader, ancien combattant aujourd’hui éditeur d’ouvrages religieux. Le bonhomme est jovial et charismatique, il est aussi le premier à interrompre son discours pour  se tourner vers Tamadon : « Et toi, qu’est-ce que tu penses de nous ? » La diplomatie on le sait fait partie de la culture iranienne : dire non ne se fait pas, exprimer un quelconque désaccord avec son interlocuteur non plus. La force de Tamadon réside dans son embarras, dans la gêne qu’il ressent et exprime face à ces bassidji qui représentent tout ce qui lui répugne, et dans la conciliation qu’il opère entre affirmation de soi et respect des règles culturelles en vigueur : « Je n’aime pas la guerre, ces ambiances me sont pénibles, je ne comprends pas cette fracture interne à l’Iran entre vous et ceux qui comme moi n’ont pas le culte de la mort » répond-il. De même, confronté à sa propre difficulté à poser les questions qui fâchent, il usera d’un habile procédé pour que celles-ci apparaissent néanmoins, en recueillant les questions anonymes de « vraies gens » qu’il transmettra ensuite aux bassidji.

Signes extérieurs de pureté

La scène où ces questions sont posées est à la fois comique et très révélatrice, non seulement de la vérité des bassidji, mais de celle qui sous tend l’habitus musulman. Une jeune femme demande ainsi  aux bassidji pourquoi ils ne regardent jamais personne, et surtout pas les femmes, dans les yeux : si leurs intentions sont pures, pourquoi cette stratégie d’évitement visuel ? Serait-ce alors leur regard qui serait impur, plutôt que l’objet soumis à leur vue ? La question suscite un certain embarras. Un mollah se charge de répondre : la femme étant potentiellement tentatrice, ne pas la regarder permet en toute logique de n’être pas tenté. S’ensuit une discussion avec Tamadon, lequel soutient qu’il est possible de regarder la personne ET de résister à ses pulsions. Le discours du mollah est très intéressant, non par son contenu, mais par la réalité culturelle qui le sous-tend, à savoir celle d’une morale qui n’est absolument pas intériorisée : il convient en effet pour les bassidji (et par extension pour les cultures musulmanes) non pas tant de ne pas regarder les femmes que de montrer qu’on ne les regarde pas. La morale du geste réside donc dans sa visibilité, dans le signe extérieur de « piété » et de contrôle de soi qui est donné à voir.

Exhibo ergo sum

La « tentation » elle-même n’est pensée qu’en termes d’extériorité, qui ne peut en aucun cas venir du sujet lui-même, mais uniquement du dehors. Sujet dont on remarquera au passage qu’il ne peut qu’être masculin, la question de la tentation chez les femmes ne se posant pas. Seule la femme est séductrice et fauteuse de troubles, seul l’homme est potentiellement séduit et troublé, sans réciproque possible.
Ce qui est ici implicitement exposé peut aussi être appréhendé comme un marqueur de différenciation civilisationnelle. La religion chrétienne se fonde sur la foi, relation subjective et intériorisée du sujet à Dieu, relation tumultueuse, en ce qu’elle n’est soutenue par aucune extériorité : le chrétien, contrairement au juif ou au musulman, n’est soumis à aucune contrainte religieuse dans sa vie quotidienne (interdits alimentaires, sexuels, prières, rituels de purification, etc) qui exprimeraient visiblement son degré de piété. Il est donc seul face à Dieu, sans soutien autre que ce mouvement qui vient de lui. Le judaïsme et l’islam au contraire ne se préoccupent guère de la foi et des aléas de la relation au divin. La question du débat intérieur ne se pose pas : tant qu’on fait les gestes, peu importe l’enthousiasme. La prolifération en islam des signes religieux ostensibles, foulards, djilbebs, burqas, barbes, les rues emplies de prieurs le vendredi participent de cette logique de monstration, qui repose finalement sur le présupposé que le sujet en tant qu’intériorité n’existe pas, ou plutôt, qu’il n’a pas droit de cité. Si la discussion entre le réalisateur et le mollah est passionnante, c’est parce qu’elle met en rivalité deux conceptions opposées non pas tant la religion que la nature même du sujet-individu.

Séduction et complotisme

Pendant la discussion, Tamadon fait face aux bassidji, assis tous quatre de l’autre côté de la table. A un moment, ceux-ci l’invitent à se rapprocher, ce qu’il refuse. Sa place dans l’espace marque sa place symbolique par rapport à eux, de l’autre côté. Ce qui les relie, c’est une forme de séduction exercée par les bassidji, qui peuvent être très drôles, très attachants, comme Mohamad, ce jeune homme triste et fasciné par la mort qui offre à sa femme une petite fleur cueillie sur une mine anti-personnel. Ils ont un sens de l’humour certain, fondé sur la conscience de l’altérité de Tamadon par rapport à eux. Cette prise en compte de l’autre bute néanmoins sur un obstacle, constitué par ce qu’il faut bien appeler par son nom clinique : la paranoïa. Parmi les questions posées aux bassidji, une évoque leur acharnement à voir du complot partout, à se poser constamment en victimes d’ennemis cachés. Les réactions de Nader sont parlantes : pour la première fois, il perd le contrôle de son image et laisse entrevoir, derrière le masque de la sympathie, le visage du bassidji tabasseur qu’il est. Son attachement viscéral à l’idée de conspiration étrangère ressort de la logique mentionnée plus haut, qui justifie de ne pas regarder une femme ouvertement : le mal ne peut qu’être extérieur, le mal vient de l’autre, de l’Occidental, du juif, qui contaminent le pays. Car l’intérieur est pur, forcément pur. Cette logique binaire (noir-blanc, dedans-dehors, pur-impur), qui est celle des systèmes totalitaires, ressort d’une pathologie, la psychose de persécution. Et c’est sur cet obstacle-là que l’entreprise de dialogue voulue par le réalisateur trouvera sa limite naturelle.
Mehran Tamadon aura en tout cas tourné un excellent film, marqué de bout en bout par l’honnêteté et l’intelligence. C’est à cette aune que l’on peut mesurer l’indigence des reportages et de certains documentaires, qui justement réduisent l’autre à une idée préconçue, à un propos attendu. Tamadon se confronte à l’altérité tout en assumant sa propre place. Le chemin qu’il prend s’avère être une’impasse, mais une impasse riche en contenu.

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