Films

Ad astra

Le nouveau western

Qui se risquerait aujourd’hui à mettre cinématographiquement ses pas dans ceux de Kubrick, conjuguant dans un même film odyssée spatiale, anthropologie et aventure intérieure ? James Gray, bien sûr, avec Ad astra.

A l’ère où l’homme a colonisé les planètes proches de la terre, Roy Mac Bride, astronaute, est missionné sur Neptune. De mystérieuses « surcharges » d’énergie émanent en effet de la planète, déstabilisant le système solaire et en menaçant à court terme l’existence.  Neptune, aux confins du système solaire, Neptune dont la symbolique revoie à l’intuition, à la réceptivité et à la transformation intérieure, Neptune enfin où son père appareilla 30 ans plus tôt à la recherche de signes d’intelligence extra terrestre, avant de disparaître.

La mesure de l’âme

Le rapport au monde et à eux-mêmes qu’entretiennent Roy et ses semblables est essentiellement placé sous le signe de la mesure scientifique : le film s’ouvre par une de ces « évaluations psychologiques » qui rythme son quotidien d’astronaute, évaluation de l’âme effectuée à partir du corps dont un capteur perçoit le moindre frémissement : battement de cœur, accélération du flux sanguin etc.  Ces quantifications bio-physiques pour être signifiantes s’effectuent au moment où le sujet décrit ses états d’âme et émotions du moment : sur le modèle du détecteur de mensonge, elles permettent ainsi d’appréhender la coïncidence entre ce qu’il dit ressentir et ce que son corps exprime objectivement, c’est-à-dire de façon mesurable. Autrement dit, l’évaluation psychologique du futur entend saisir ce que le sujet ressent sans le savoir, son inconscient au sens primaire du terme.
Si la finalité de l’exercice n’est ni perverse, ni totalitaire (car il s’agit avant tout de vérifier l’état des spationautes pour ne pas les mettre en danger), il n’en reste pas moins qu’en la personne de Roy, tout inconscient semble avoir disparu : ce qu’il décrit correspond toujours exactement à ce qu’il pense et ressent, y compris les émotions les plus ambivalentes, les plus complexes. La lucidité sans failles dont il fait preuve envers ses affects témoigne d’un phénomène étrange : celui d’une transparence totale de la conscience à elle-même, parfaite pensée cartésienne devenue unitaire.
Tout comme la vie intérieure de Roy ne se distingue jamais ce qu’il en dit, sa vie extérieure se confond absolument avec son travail. Nous ne verrons d’ailleurs dans tout le film, à l’exception de la fantomatique silhouette d’Eve, la compagne qui l’a quitté, ou de quelques fugaces réminiscences de son enfance, que des gens au travail, qui tous maintiennent, poursuivent et protègent l’œuvre de colonisation de l’espace accomplie. Sans vie privée, sans temps morts, entièrement dévoués au travail de conquête extraterrestre.

L’homme sans gravité

Cette évolution psycho-anthropologique est sans doute un effet de la vie dans l’espace : le corps échappant à la gravitation se voit soumis désormais à d’autres forces, ce qui induit un changement du rapport aux choses et à soi. Passons sur les gestes les plus simples de la vie quotidienne, embarrassés par l’apesanteur. Concomitant à cela, le fait de ne plus vivre dans un monde à l’échelle de l’homme, un monde coloré, varié, odorant, protéiforme, un monde qui s’adresse aux sens : les images du corps de Roy malmené par l’espace, fétu de paille balloté par un infini uniforme et aveugle, permettent de comprendre à quel point il est vital dans cet univers cosmique d’éliminer émotions et affects. Il y va de la survie. Ainsi, si Roy n’avait pas remplacé in extremis le pilote du vaisseau tétanisé par la peur, tout l’équipage aurait-il péri, englouti par le néant spatial.

Du phénomène de ce corps humain soumis aux forces astronomiques découle une autre conséquence : l’absence de plaisir, dont les deux sources somatiques, l’oralité et la sexualité, semblent taries. Le spationaute est en effet nourri par perfusion ; quant au sexe, totalement absent, on peut légitimement penser qu’il a laissé place à la reproduction in vitro, hypothèse d’autant plus probable qu’elle évite les affects et l’absence de contrôle qu’impliquent amour et sexualité.
Que reste-t-il d’humain dans ce monde interplanétaire ? Le travail en tant que dépassement de soi, valeur à laquelle Roy a été éduqué par son père. L’entertainment comme en témoigne la lune, déliée désormais de toute dimension onirique, réduite au rang de parc de loisirs spatial. La guerre pour le territoire et les biens, comme l’indiquent les attaques de pirates lunaires, reformulation des attaques de diligence que connurent les pionniers. La nécessité de calmer le corps lorsqu’il s’emballe, que ce soit par la chimie ou par d’artificiels stimuli sensoriels. La nostalgie de la tendresse, quelques pauvres réminiscences, la solidarité professionnelle, forme amoindrie de l’amitié. Ainsi l’exige l’adaptation à un monde qui n’est plus la terre, adaptation fondée sur une hypertrophie de la rationalité. Laquelle, loin de le supprimer, semble au contraire avoir exacerbé le sens du sacré : le père de Roy s’apprêtant à quitter le système solaire dit se réjouir de voir enfin « le visage du Créateur », et les astronautes prient avant d’envoyer dans l’espace le cadavre d’un des leurs.

Animal sociable

L’opposé de la raison n’est donc pas la foi, mais l’instinct dans lequel l’humanité a son origine. Qu’en est-il de l’animalité, à l’ère de la colonisation spatiale ? L’animalité dans Ad astra fait spectaculairement retour par le biais de singes de laboratoire devenus fous. La référence à 2001 est explicite et détournée : les singes d’Ad astra en effet, enfermés dans l’espace, ne représentent pas comme chez Kubrick l’origine dépassée d’une créature terrestre, mais une constante toujours présente, que l’homme a en quelque sorte placée hors de lui-même et qui malgré, ou plutôt à cause de cela, resurgit de façon particulièrement sauvage. Si la pulsion sexuelle a pu être contenue, tel n’est pas le cas de la pulsion agressive, la même d’ailleurs qui sous une forme sublimée, tend l’humanité vers la conquête de l’espace.

Les personnages du film, tous astronautes, représentent-ils désormais l’humanité dans son entier ou ne constituent-ils que son élite ? Dans le monde d’Ad astra, combien d’humains vivent encore sur terre ? Nous ne le saurons pas, mais une chose est certaine : les paysages terrestres, filmés en deux occurrences, lorsque Roy littéralement tombe du ciel, semblent redevenus sauvages, comme vierges, revenus aux premiers âges d’une humanité qui a délaissé la terre pour coloniser l’espace. C’est pourtant sur terre que Roy revient, à la fois à lui et « chez lui », ayant retrouvé son père et compris que l’espace condamnait à une inhumaine solitude. Le silence des espaces infinis dont parlait Pascal n’est pas tant celui de Dieu que celui de l’autre humain, auquel on est lié par l’amitié ou l’amour, et qui seul nous rend à son tour humains.

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